Cette horreur que mordent les dents entrouvertes des morts,
Eux l’avalent ensuite et demeurent en paix, lavés,
Les mains jointes sur l’estomac, commençant la glissade
Inverse par le démontage actif de la chimie.
Et leurs yeux qu’il faut clore d’autorité, jamais soumis,
Lâchent encore un regard sale et sage qui récuse,
Ayant vu, retourné comme un vêtement la lumière,
Et désormais rivé dans l’œil circulaire qui nous surveille.
L’amour ne devrait pas être surveillé
mais quelquefois il dévaste ce qu’il aime,
ravage ce qu’il n’aime pas
ou se détruit lui-même.
L’amour a toujours été un danger pour l’homme,
peut-être aussi pour les dieux.
L’amour a besoin de surveillance.
Même la fleur a besoin de surveillance.
Et seule l’inébranlable solitude
qui s’enracine en nous comme une dure vigie
peut nous sauver de ces furies
tandis qu’elle veille sur ses abîmes.
D’ailleurs cet oeil de solitude concentrée
n’est-il pas aussi une autre sorte d’amour,
sa manière la plus réservée et juste ?
***
El ojo de la soledad
vigila al amor.
El amor no debería ser vigilado,
pero a veces devasta lo que ama,
asuela lo que no ama
o se destruye a sí mismo.
El amor siempre ha sido un peligro para el hombre,
quizá también para los dioses.
El amor necesita vigilancia.
Hasta la flor necesita vigilancia.
Y sólo la soledad inquebrantable
que se afinca en nosotros como un duro vigía
puede salvarnos de esas furias
mientras custodia sus abismos.
Además ese ojo de concentrada soledad
¿no es también otra especie de amor,
su forma mas recatada y cierta?
La terre est un pacage des étoiles
ou peut-être la zone d’opérations
d’un voleur invisible.
Quoi que nous fassions ou prenions,
c’est concurrence ou usurpation,
transgression d’un droit
qui nous surveille secrètement d’en haut,
violation d’un principe antérieur à nous.
Être est donc un vol.
Être, c’est être contre quelque chose,
contre une substance fuyante
qui occupe toujours les lieux où nous sommes
et filtre par le moindre interstice.
Être est quelque chose d’interdit
à quoi nous sommes néanmoins sinistrement obligés.
A moins qu’être ne consiste simplement
à aller dérober ailleurs,
là où le vol n’est pas un délit.
(Roberto Juarroz)
Recueil: Nouvelle Poésie Verticale
Traduction: Roger Munier
Editions: Lettres Vives
Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,
Qui vit, s’agite et se tortille,
Et se nourrit de nous comme le ver des morts,
Comme du chêne la chenille ?
Pouvons-nous étouffer l’implacable Remords ?
Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane,
Noierons-nous ce vieil ennemi,
Destructeur et gourmand comme la courtisane,
Patient comme la fourmi ?
Dans quel philtre ? – dans quel vin ? – dans quelle tisane ?
Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,
A cet esprit comblé d’angoisse
Et pareil au mourant qu’écrasent les blessés,
Que le sabot du cheval froisse,
Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,
A cet agonisant que le loup déjà flaire
Et que surveille le corbeau,
A ce soldat brisé ! s’il faut qu’il désespère
D’avoir sa croix et son tombeau ;
Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire !
Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?
Peut-on déchirer des ténèbres
Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,
Sans astres, sans éclairs funèbres ?
Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?
L’Espérance qui brille aux carreaux de l’Auberge
Est soufflée, est morte à jamais !
Sans lune et sans rayons, trouver où l’on héberge
Les martyrs d’un chemin mauvais !
Le Diable a tout éteint aux carreaux de l’Auberge !
Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?
Dis, connais-tu l’irrémissible ?
Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,
A qui notre coeur sert de cible ?
Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?
L’Irréparable ronge avec sa dent maudite
Notre âme, piteux monument,
Et souvent il attaque, ainsi que le termite,
Par la base le bâtiment.
L’Irréparable ronge avec sa dent maudite !
– J’ai vu parfois, au fond d’un théâtre banal
Qu’enflammait l’orchestre sonore,
Une fée allumer dans un ciel infernal
Une miraculeuse aurore ;
J’ai vu parfois au fond d’un théâtre banal
Un être, qui n’était que lumière, or et gaze,
Terrasser l’énorme Satan ;
Mais mon coeur, que jamais ne visite l’extase,
Est un théâtre où l’on attend
Toujours, toujours en vain, l’Être aux ailes de gaze !
c’est pourtant bien l’été
rien ne manque la lumière
les arbres les sourires la musique
les jeunes filles en fleurs
le soleil qui surveille
et s’occupe des convives
tout est tendre éternel
ondoyant tel un regard langoureux
à peine le galet froid va-t-il tomber
de cette fissure infime
telle une larme tu vas couler
hors du tableau
Ce Monde, comme on dit, est une cage à fous,
Où la guerre, la paix, l’amour, la haine, l’ire,
La liesse, l’ennui, le plaisir, le martyre
Se suivent tour à tour et se jouent de nous.
Ce Monde est un théâtre où nous nous jouons tous
Sous habits déguisés à malfaire et médire.
L’un commande en tyran, l’autre, humble, au joug soupire ;
L’un est bas, l’autre haut, l’un jugé, l’autre absous.
Qui s’éplore, qui vit, qui joue, qui se peine,
Qui surveille, qui dort, qui danse, qui se gêne
Voyant le riche soûl et le pauvre jeûnant.
Bref, ce n’est qu’une farce, ou simple comédie
Dont, la fin des joueurs la Parque couronnant,
Change la catastrophe en triste tragédie.
Ma chérie est femme à la taille élancée mais robuste,
même si vue d’en haut (j’ai déjà pris l’avion) comme tout un chacun elle doit sembler menue,
mais serais-je à la place du pilote, je saurais l’estimer sans erreur.
Elle lave elle-même son linge et la mousse rêveuse à son bras tremble;
si elle se met en prière à genoux, c’est pour laver par terre et rire, rire :
son rire est comme la pomme qu’elle mord sans l’éplucher.,
et la voici qui rit encore en mordant dans le fruit;
si elle pétrit le pain, elle se lève à l’aube avec les boulangers, frères des fours bien chauds
— voyez comme ils les surveillent, longue pelle à la main,
et vole la farine !… avant de s’aller doucement reposer sur ces libres poitrines
comme ma douce en son lit qui sent bon, après vaisselle faite, après qu’elle a lavé, essoré mon coeur.
Ainsi sera ma femme, quand je serai tout à fait grand
et que viendra l’heure de me marier, ainsi que fit jadis mon Père.
(Attila József)
Recueil: Aimez-moi – L’oeuvre poétique
Traduction: Georges Kassaï
Editions: Phébus