Souvenirs, ô souvenirs !
Le présent pèse sur vous
Comme l’eau sur des jardins
Submergés depuis trois ans !
La guerre sur vous s’augmente
Et ajoute à votre foule
D’autres souvenirs noyés.
Je voudrais m’en aller seul
Sur un haut plateau ;
Je ne verrais que le ciel,
Le ciel de toujours
Et les tribus d’herbes frêles
Qui tremblent et rêvent.
J’établirais mon abri
Dans les cailloux millénaires
Fidèles du vieux soleil.
C’est là qu’après trois années
Enlisées dans les désastres
Je retrouverais
Ce silence où les pensées
Font leur bruit violent.
Ô souvenirs de la guerre,
C’est là que je connaîtrais
Vraiment vos voix redoutables ;
Et c’est là qu’enfin mon cœur
Pourrait délivrer
Sa colère et sa douleur,
Sa honte et ses larmes.
(Charles Vildrac)
Recueil: Chants du désespéré (1914-1920) –
Traduction:
Editions: Gallimard
À perte de nuit la nuit froide et claire
On entend caqueter très haut un long vol d’oies sauvages
en figure de proue (la tribu navigue en forme de V
et les vieux jars expérimentés se relaient
pour ouvrir la route du vol en éperon)
Malgré la transparence obscure de l’espace
on ne voit pas la flottille bruissante d’ailes
qui tient son cap patient vers le lointain sud
mais seulement les feux de position
des autres grandes migratrices au-dessus de nous
les silencieuses les très froides les étoiles de la Galaxie
qui dérivent inexorablement dans l’Univers en expansion
Et toi et moi nous deux ensemble
à cet instant où nous nous croyons immobiles
nous faisons pourtant route nous aussi nous migrons
Vers quelle saison ? Vers quel rivage ? Vers quel silence ?
(Claude Roy)
Recueil: Claude Roy un poète
Traduction:
Editions: Gallimard Jeunesse
Sous les niaoulis, les arbres des tribus,
Nous écoutons les flots aux murmures confus.
Il faut que l’aurore se lève;
Chaque nuit recèle un matin.
Pour qui la veille n’est qu’un rêve,
L’herbe folle deviendra grain.
Les flots roulent, le temps s’écoule,
Le désert deviendra cité.
Sur les mornes que bat la houle
S’agitera l’humanité.
Nous apparaîtrons à ces âges
Comme nous voyons maintenant
Devant nous les tribus sauvages,
Dont les rondes vont tournoyant;
Et de ces races primitives,
Se mêlant au vieux sang humain,
Sortiront des forces actives
L’homme monte comme le grain.
Sur les niaoulis gémissent les cyclones.
Sonnez, ô vents des mers vos trompes monotones!
Ce sont mes voix qui chantent
pour qu’ils ne chantent pas,
les bâillonnés à l’aube grise,
les déguisés en oiseau éploré sous la pluie.
Il y a, dans l’attente,
une rumeur de lilas qui se déchire.
Il y a, lorsque vient le jour,
un partage du soleil en petits soleils noirs.
Et lorsque c’est la nuit, toujours,
une tribu de mots mutilés
cherche asile dans ma gorge
pour qu’ils ne chantent pas,
les funestes, les maîtres du silence.
Bouche ô blessure ouverte sur ma voix,
Caverne où passe une tribu sauvage.
Un mot par siècle y retient l’avenir
Lorsque les dieux retrouvent leur chemin.
Telle une image aux yeux se dérobant,
Un sombre appel se sépare de nous
Et nous mordons la terre à pleines dents.
Ayez pitié des fauves que nous sommes.
Il suffirait de grâce persistante,
D’un regard tendre et d’un rien de parole
Pour adorer le monde comme une île,
Être le sable où se posent ses pas.
Le père distribue la soupe à la tribu rongée d’amour
La mère signe le pain d’une croix salvatrice
où les enfants broiront l’ardeur de leurs baisers
le foin de leurs pensées s’incendie d’avenir.
Dans la tiédeur des mets languissent de belles lèvres
et le vin sent le sang, le sang frère et caché
le sang si doux dans la chair de verre :
« Que les enfants ont soif ! que les enfants ont faim ! »
Tous les désirs vivants semblent dormir ici
chiens muselés gardés la laisse au poing
et tous les tièdes yeux regardent dans la nuit
l’essaim des mouches blanches farder la terre.
C’est le silence et l’harmonie des coeurs
le père songe à la vache qui vèle
la mère songe au froid de cette neige
sur le froid du tombeau de l’enfant mort.
Jean-Paul songe à des chairs sans ombre
aux seins de la servante entrevus dans la grange
et Jeanne songe au berger de la sente :
ah ! neige née sur le feu de mon sang.
Les parents rient, des liserons de neige regardent la famille,
un Christ de poussière se meurt sur le mur
un Dieu laid comme un homme montre son coeur à nu,
l’horloge bat, ô mon coeur ! ô mon coeur ! si lente…
Connaissez-vous ce poids dur aux épaules
Ce vieux regret d’une mer à porter
Le monde oscille et bouge à chaque pôle
Et ces bidons, nous rêvons d’y plonger
Nos corps brûlés du grand vent des paroles.
Il tourne ici des souvenirs d’écume
Des poissons bleus tracent des ciels ici
Les écureuils ont perdu leurs coutumes
Des monstres d’eau baignent leur incendie
Et la forêt se perd dans son déluge.
Il suffisait d’une douceur extrême
D’aimer la mer pour revivre dans l’eau.
Nous retrouvons les chevaux du poème
Chacun se cabre et repart aussitôt
Dans la tribu des hippocampes blêmes.
Le cri de guerre est ici jeu de billes
Et l’agonie un mouvement berceur
Chacun revit poisson s’il veut la lune
Arbre marin s’il aime les couleurs
Les porteurs d’au portent des algues brunes
Et les oiseaux s’endorment dans leurs coeurs.
L’autre, c’est lui, là-bas. Toujours là-bas.
Parce qu’ici, c’est moi, c’est toi, c’est nous – c’est du pareil au même.
L’autre, c’est la peur remontée du fond des âges qui fabrique un étranger.
Qui fait serrer les fesses, et puis les poings, et puis les rangs.
C’est quelqu’un que l’on attendait pas, quelqu’un qui vient de loin,
quelque autre qui s’est invité dans nos jeux de miroirs et s’y réfracte.
Il diffère, on le compare. Il se distingue, on s’en méfie.
Et parce qu’il nous ressemble trop, les différences s’exaspèrent.
L’autre se tient là-bas, au delà d’une frontière.
Il est le nom d’une peur commune aux êtres dissemblables,
qui porte les peuples depuis toujours aux solidarités de clan, de tribu, de meute.
ll était une fois un petit garçon qui aimait se promener dans la campagne
Un bel après-midi, il allait vers les marécages,
où le saule pleure sur la terre et l’air est tout mouillé
et la mousse qui descend des cyprès ressemble à un monstre à l’oeil maussade
Juste a l’endroit où vivent les grenouilles !
Eh bien, ce petit garçon s’assoit sur un tronc d’arbre et il écoute les grenouilles.
D’abord, elles ne parlent que le langage des grenouilles.
Quelques unes disent …
Et les autres…
Les plus grosses faisaient…
Et même quelquefois on entend…
bientôt, il ferme les yeux pour mieux entendre.
Il écoute encore les grenouilles et il découvre
qu’elles ne parlent plus le langage des grenouilles, no sir, elles parlent le langage des gens.
Il y en avait une qui disait : « Où es-tu? Où es-tu? Où es-tu? »
Et une autre qui lui répond « Suis’ici, suis’ici, suis’ici, suis’ici! … »
Et une autre qui demandait « Où ça? Où ça? Où ça »
Et un vieux crapaud qui disait « Dans la boue, dans la boue, dans la boue…
Et un très vieux grand-père qui chantait presque « Enlève’le, Enlève’le, Enlève’le… »
Et une toute petite grenouille qui disait « J’peux pas, J’peux pas, j’peux pas! … »
Et puis le chef de la tribu, avec ses yeux gros et verts, il sort la tête de l’eau et dit : « Boooooo! »
Et toutes les grenouilles sautent dans l’eau et elles nagent au loin en faisant …