Toi qui n’es rien ni personne
toi
je t’appelle sans te nommer
car tu n’es pas le dieu
ni le masque scellé sur les choses,
mais les choses elles-mêmes
et davantage encore : leur cendre, leur fumée.
Toi
qui es tout,
qui n’es plus, qui n’es pas :
peut-être seulement
l’ombre de l’homme
qui grandit sur la paroi de la montagne
le soir.
Toi qui te dérobes et fuis
d’arbre en arbre
sous le portique interminable
d’une aurore condamnée
d’avance.
Toi
que j’appelle en vain
au combat de la parole
à travers d’innombrables murmures
je tends l’oreille
et ne distingue rien.
Toi qui gardes le silence
toujours
et moi qui parle encore
avant de devenir sourd et aveugle
immobile muet
(ce qui est dit : la mort),
Je vais hors de moi-même en tâtonnant
cherchant ce qui peut me répondre,
«toi »,
peut-être simplement
le souffle de ma bouche
formant ce mot.
Toi
je te connais je te redoute
tu es la pierre et l’asphalte
les arbres menacés
les bêtes condamnées
les hommes torturés.
Tu
es le jour et la nuit
le grondement d’avions invisibles
pluie et brume
les cités satellites
perspectives démentes
les gazomètres les tas d’ordures
les ruines les cimetières
les solitudes glacées je ne sais où.
Tu
grognes dans les rumeurs épaisses
des autos des camions des gares
dans le hurlement des sirènes
l’alerte du travail
les bombes pour les familles.
Tu
es un amas de couleurs
où le rouge se perd devient grisaille
tu es le monceau des instants
accumulés dans l’innommable,
la boue et la poussière,
Tu ne ressembles à personne
mais tout compose ta figure.
Tout :
le piétinement des armées
la masse immense de la douleur
tout ce qui pour naître et renaître
s’accouple à l’agonie,
même les prés délicieux
les forêts frissonnantes
la folie du soleil l’éphémère clarté
le roulement du tonnerre les torrents.
tout
cela ne fait qu’un seul être
qui m’engloutit : je vais du même pas
que les fourmis sur le sable.
Toi
je te vois je t’entends
je souffre de ton poids sur rues épaules
tu es tout : le visible.
l’invisible.
connaissance inconnue
et sans nom.
Faut-il parler aux murs ?
Aux vivants qui n’écoutent pas
A qui m’adresserai-je
sinon à un sourd
comme moi ?
Tu
es ce que je sais,
que j’ai su et oublié,
que je connais pourtant mieux que moi-même,
de ce côté où je cherche la voie
le vide où tout recommence.
(Jean Tardieu)
Recueil: L’accent grave et l’accent aigu
Traduction:
Editions: Gallimard
Je me suis trompée.
J’ai dit: «tu».
Une ombre de sourire
Illumine le cher visage.
Des erreurs comme celle-là
Font briller le regard.
Je t’aime,
Comme quarante soeurs
Qui seraient toute caresse.
Ma renarde, pose ta tête sur mes genoux.
Je ne suis pas heureux et pourtant tu suffis.
Bougeoir ou météore,
il n’est plus de coeur gros
ni d’avenir sur terre.
Les marches du crépuscule révèlent ton murmure,
gîte de menthe et de romarin, confidence échangée
entre les rousseurs de l’automne et ta robe légère.
Tu es l’âme de la montagne aux flancs profonds,
aux roches tues derrière des lèvres d’argile.
Que les ailes de ton nez frémissent.
Que ta main ferme le sentier
et rapproche le rideau des arbres.
Ma renarde, en présence des deux astres, le gel et le vent,
je place en toi toutes les espérances éboulées,
pour un chardon victorieux de la rapace solitude.
Bras dessus, bras dessous
On se « tu », on se « vous »
Bras dessus, bras dessous
Sens dessus dessous
Pour deux sous de fleurs
Pour dessus de lit
On se prend le cœur
Quand le cœur nous dit
Qu’on se couche ici
Qu’on se couche ailleurs
Tu es plus jolie
Sans papier à fleurs
Qu’on se touche ici
Qu’on se touche ailleurs
De la bouche au lit
On se sait par cœur
Bras dessus, bras dessous
On se « tu », on se « vous »
Bras dessus, bras dessous
Sens dessus dessous
Si tu étais fleur
Au jardin l’été
Je serais flâneur
Banc ou jardinier
Si tu étais sœur
Au cloître inconsolée
Je serais le Seigneur
Son fils ou un abbé
Si tu étais guillotine
À la Santé
Je prierais ces messieurs
De bien me condamner
Bras dessus, bras dessous
On se « tu », on se « vous »
Bras dessus, bras dessous
Sens dessus dessous
Et que vienne l’heure
De nous séparer
On se donne une heure
Tout est pardonné
Et que vienne l’heure
Pour moi de pleurer
Si je pleure pour toi
Je serai satisfait
Et que vienne l’heure
De ta tombe fleurie
À la première fleur
Je choisis de mourir
Bras dessus, bras dessous
On se « tu », on se « vous »
Bras dessus, bras dessous
Sens dessus dessous
Voici ma place
Pour l’éternité
Une chaise de paille basse
Le silence et l’été
Un mur que le ciel a fendu
Comme une rue
Et mon âme qui s’habitue
A dire tu