Si vous m’aviez connu
Du temps des matins souples
Quand je marchais sur l’eau
Dans Venise la trouble
Si vous m’aviez connu
Sur ces scènes indicibles
Je lançais des couteaux
Sur de graciles cibles
Si vous m’aviez connu
Madame toute nue
Sans vouloir me vanter
Vous auriez apposé
Sur mes paupières closes
Vos lèvres parfumées
De cistes et de rosée
Et de bien d’autres choses
Si vous m’aviez connu
Dans ce fringant costume
Quand je fondais de l’or
Pour en faire des plumes
Si vous m’aviez connu
Quand j’étais Matador
Tout déchiré dedans
Tout recousu dehors
Si vous m’aviez connu
Madame toute nue
Pendant que je mourais
Auriez Vous déposé
Sur mes paupières closes
Vos larmes parfumées
De cistes et de rosée
Et du chagrin des choses
Si vous m’aviez connu
Du temps des rêves d’or
Quand je dormais encore
Est-ce que vous m’auriez cru ?
Si vous m’aviez connu
Madame toute nue
Sans vouloir me vanter
Auriez-vous apposé
Sur mes paupières closes
Vos rêves parfumés
De cistes et de rosée
Et du regret des choses
dans la Venise intime
où tant de corps arqués
relient d’autant de ponts
les quartiers de mon coeur
passe une ombre à cheveux blancs
sa tunique
serrée d’une contenance d’or
Un pigeonnier d’or près de l’eau
Câline dans ses nuances de vert;
Un petit vent salé balaie
La trace fine des barques noires.
Foules de doux visages surprenants,
Couleurs vives des jouets dans les boutiques;
Sur un coussin brodé, le lion avec son livre,
Au sommet d’un pilier, le lion avec son livre.
Comme sur une vieille étoffe aux couleurs pâles,
Un ciel se fige, un ciel d’azur et terne…
Tout est étroit; mais on se sent au large;
Dans cette touffeur humide, on respire.
Que c’est triste Venise
Au temps des amours mortes
Que c’est triste Venise
Quand on ne s’aime plus
On cherche encore des mots
Mais l’ennui les emporte
On voudrait bien pleurer
Mais on ne le peut plus
Que c’est triste Venise
Lorsque les barcaroles
Ne viennent souligner que les silences creux
Et que le coeur se serre
En voyant les gondoles
Abriter le bonheur des couples amoureux
Que c’est triste Venise
Au temps des amours mortes
Que c’est triste Venise
Quand on ne s’aime plus
Les musées, les églises
Ouvrent en vain leurs portes
Inutile beauté
Devant nos yeux déçus
Que c’est triste Venise
Le soir sur la lagune
Quand on cherche une main
Que l’on ne vous tend pas
Et que l’on ironise
Devant le clair de lune
Pour tenter d’oublier
Ce que l’on ne se dit pas
Adieu tous les pigeons
Qui nous ont fait escorte
Adieu Pont des Soupirs
Adieu rêves perdus
C’est trop triste Venise
Au temps des amours mortes
C’est trop triste Venise
Quand on ne s’aime plus
J’écris toujours avec un masque sur le visage;
Oui, un masque à l’ancienne mode de Venise,
Long, au front déprimé,
Pareil à un grand mufle de satin blanc.
Assis à ma table et relevant la tète,
Je me contemple dans le miroir, en face
Et tourné de trois quarts, je m’y vois
Ce profil enfantin et bestial que j’aime.
Oh, qu’un lecteur, mon frère, à qui je parle
A travers ce masque pâle et brillant,
Y vienne déposer un baiser lourd et lent
Sur ce front déprimé et cette joue si pâle,
Afin d’appuyer plus fortement sur ma figure
Cette autre figure creuse et parfumée.
(Valéry Larbaud)
Recueil: Les Poésies de A.O. Barnabooth
Traduction:
Editions: Gallimard
TOUT s’élargit. Le soir qui tombe est magnifique
Et vaste. Comme un Doge amoureux de la mer,
Parmi l’effeuillement des roses, la musique
Des luths, l’or qui flamboie ainsi qu’un rouge éclair,
Moi, j’irai, dominant le cortège mystique,
Et, somptueusement, j’épouserai la mer.
J’épouserai la mer, la souveraine amante.
Le parfum et le sel de son royal baiser
Irriteront la soif de ma bouche brûlante,
Et, tel un souvenir qui ne peut s’apaiser,
S’élèvera le vent des espaces qui chante
Dans le ciel nuptial l’infini du baiser.
Je verrai tressaillir l’ombre des hippocampes.
Les algues s’ouvriront comme s’ouvrent les fleurs,
Et le phosphore, aux bleus rayonnements de lampes,
Allumera pour moi de vivantes pâleurs :
Afin de couronner mes cheveux et mes tempes,
Les algues flotteront, plus belles que les fleurs.
Ainsi, laissant flotter mon corps à la dérive,
Je mêlerai mon âme à l’âme de la mer,
Je mêlerai mon souffle à la brise furtive.
Se dissolvant, légère et fluide, ma chair
Ne sera plus qu’un peu d’écume fugitive.
Dans la pourpre du soir j’épouserai la mer.
Dans une ruelle de Venise
Un soir de Juin
Des branches fleuries
Par-dessus un mur
Dressaient de leur parfum
Une barricade mystérieuse
Cette nuit là
Nous avons longuement marché
Pour la traverser