Quand les filles de proue des caravelles
chantèrent à poitrine nue
l’amour sur la mer
les vaisseaux de ces reines
frémirent des cales aux hunes
comme de grands violoncelles
couchés sous la lune
et l’archet des vents
dans les cordages
prolongeait le chant
qui regrettait les rivages.
C’était un rude capitaine
le Roi l’avait remarqué
un jour que Jean s’en était allé
avec son vaisseau Fleur de Misaine
son équipage et ses gabiers
et qu’il avait souri à la reine
en jetant à ses pieds
les épices
de l’amour sans espoir
sous le pavillon noir.
C’est toujours l’amour qui appareille.
Lover signifie parfois bien-aimé.
Le vent chantait
Misaine Misaine
le vent qui vient de Vire
pare à vire
pare à virer
l’amour chavire
pare à aimer.
Et jouant dans les ramures du navire
pour les matelots qui ont la vague à
l’âme
le vent nonchalant
s’amusait
à ses essais sur la gamme.
La mort est mon second
ensemble nous voguons.
Quand les filles de proue des caravelles
devinrent de bois chantant
sur la mer la mer des sirènes
les sirènes se turent de honte
et noyèrent dans l’onde
les feux de leurs écailles.
Sur le pont Jean de la Manche dort.
Il rêve de la reine infidèle
qui oublia qu’elle fut sa belle
un instant.
II rêve de grille d’or
pour mettre la dame en cage
car l’amour est un sauvage
rouge et tatoué et menaçant.
La mort est mon second
ensemble nous voguons.
C’était un rude capitaine
qui commandait la Fleur de Misaine
capitaine que la Reine
a trop regardé
pour sa santé.
La Reine est morte depuis dix ans.
Le Roi ombrageux l’a étouffée
comme un canard au sang.
Misaine cherche dans le vent
Misaine cherche dans les cris
de la mouette et de la poulie
Misaine cherche jusque dans la haine
le souvenir de la voix
de l’infidèle au marin de l’infidèle au Roi
quand elle disait je t’aime
et qu’il était son amant.
Quand les filles de proue des caravelles
chantèrent la peine des forçats
la peine sur la mer
l’eau du monde ne fut plus qu’une voix
et les galériens crièrent au Roi :
Beau Sire du grand collège
tu as fait de nous les Juifs errants
de l’Océan
Hollandais volants
condamnés à ramer dix mille ans
mais nous avons le cœur content.
La mer chante dans le vent
du soleil levant!
La mort est mon second
ensemble nous voguons.
Quand les corsaires goddons
prirent Jean de Misaine
pour le pendre
Jean de Misaine chantait
Jean de Misaine chantait
devant la cravate de chanvre:
Mon amour revient dans le vent
mon amour mon beau revenant.
J’ai tué le Roi la Reine est morte
bourreau blond
tu m’ouvres la porte
du grand élan.
En manière d’ancre les marins de la
Misaine
portent une lyre de laine
sur leur maillot rayé.
Une rose à la main
le plus jeune mousse la tient
à peine effeuillée
c’est la rose des vents.
Dans son journal, le peintre allemand Julius Bissier écrit :
« Comme une araignée nous surprend dans le rêve et le sommeil,
l’angoisse me saisit à la gorge » (13 novembre 1943)
et le 16 janvier 1944 :
« Il faut une force énorme pour attendre la renaissance de la vie. »
Prise à la même époque, une photographie le montre
jouant du violoncelle
attentif semble-t-il autant aux sons tirés de l’instrument
qu’aux résonances intérieures
le visage partagé entre l’ombre et la clarté
chaque jour il lance un appel à l’infiniment lointain
qui lui répond en toute intimité
(Emmanuel Moses)
Recueil: Figure rose
Traduction:
Editions: Flammarion
Buzzelli dessinait des démons
et des violoncelles.
Des entités
nocturnes
que nos maîtres
ont connues.
Des oiseaux de plastique
qui laissaient leur odeur
sur
l’immense
vide
de nos fenêtres.
Buzzelli recherchait ses membres
chez des docteurs
offusqués.
Buzzelli et Charlie
mon enfance
et la tendresse…
encadrée.
Le soleil réchauffe les bancs de bois
Et les statues aux noms effacés.
A contre- jour entre les arbres,
Une petite fille au violoncelle
Refuse de passer par l’allée
Où depuis un siècle le lion vert
Dévore une autruche. Dans le coin
Des brouettes, Flaubert a l’air
Sur le point d’exploser contre
La bêtise de son propre buste.
Assise sur le bord du bassin,
Une femme retire son pull-over
Sans voir que pendant ce temps
Son amie brune lui regarde les seins.
ma jeune dame aura d’autres amants
mais nul coeur ne s’arrêtera comme le mien
lorsqu’à mon désir elle découvre avec plaisir
de son possible corps la frissonnante faim.
De personne les bras ne crient plus largement
les lèvres ne meurent plus uniquement de la presser—
personne ne fera jamais ce que mon sang
fait contre elle,quand je la serre pour l’embrasser
(ou si parfois elle m’invite dévêtue
à conquérir en profondeur toute sa nudité
sa chair ressemble aux violoncelles nocturnes
contre le violon solitaire du matin)
mieux que nous ne le disent fleurs ou navires,
son baiser furieusement me comprend
comme une forêt radieuse aux grands arbres vifs
—alors qu’importe qu’elle ait une centaine de copains?
elle se souviendra je pense,de mes mains
(il ne faudrait pas s’en montrer jaloux.)
Mon jeune désir ne connaîtra d’autres dames.
***
my youthful lady will have other lovers
yet none with hearts more motionless than i
when to my lust she pleasantly uncovers
the thrilling hunger of her possible body.
Noone can be whose arms more hugely cry
whose lips more singularly starve to press her
noone shall ever do unto my lady
what my blood does,when i hold and kiss her
(or if sometime she nakedly invite
me all her nakedness deeply to win
her flesh is like all the ‘cellos of night
against the morning’s single violin)
more far a thing than ships or flowers tell us,
her kiss furiously me understands
like a bright forest of fleet and huge trees
—then what if she shall have an hundred fellows?
she will remember,as i think,my hands
(it were not well to be in this thing jealous.)
My youthful lust will have no further ladies.
(Edward Estlin Cummings)
Recueil: Erotiques
Traduction: Jacques Demarcq
Editions: Seghers
Une cavale qui s’élance devant moi
La clé d’un départ peut-être
Dans cette allure se reconnaître
En avance de deux ou trois soleils
Grande gaîté que tout cela
Je n’ai plus entre les bras
Que la source d’un beau prodige
Être à la rue même en plein bois
Écoutez cette manière de dire
Qu’avec beaucoup de vide en poche
On se retrouve à découvert
Changeant de nom et de loi
Changeant de voix
Écoutez entre les lignes
Ce qui se décline en arpèges en énigmes
Une passion sans chemin de croix
Une merveille insigne
Un espoir à la désespérée
Dans une reprise de violoncelle
Grand décryptage que tout cela
Je n’ai eu qu’à ouvrir les bras
Pour accueillir ce nouveau livre
Mon cheval à roulettes
noir et blanc pommelé
galope encore
sur la terrasse de l’enfance
et les frêles bateaux de papier
dansent
vers le bassin de l’Esplanade
par les étroits canaux de la fontaine
canyons géants du Colorado
la cadence des roulettes
accompagne les voix profondes
du violoncelle de ma mère
inaltérées pour toujours
seul j’ai vieilli
mais demeure l’enfant
comme la mer soupire
sur le sable du temps