Arbrealettres

Poésie

L’obscurité me désaltère (Jules Supervielle)

Posted by arbrealettres sur 4 octobre 2023




    
L’obscurité me désaltère,
Elle porte de si beaux fruits
Plus mûrs que tous ceux de la terre,
J’aime les pêches de la nuit,
Sentir couler au fond de l’âme
Ce jus qui vient du fond des temps
Et laisse sans discernement
Comme après le vin ou la femme.

Obscurité non seulement
Du ciel mais de l’aveuglement.
Mon sang noircit d’un sombre éclat
A gros bouillons au fond de moi.
L’âme au loin dans tout son recul
S’étoile à de grandes distances
Avec la même confiance
Du ciel après le crépuscule.

Ô petits enfants dans la nuit
Sous votre capuchon épais
Vous comprenez bien ce que c’est,
A demi-mots on se saisit.
Est-ce le maternel tombeau
Vivant dont vous vous souvenez,
Tout ce qui nous a précédés
Ou ce qui fait encor défaut ?

Morts, je demande un coup de main
Pour comprendre tout ce qui rient,
Mangeons ensemble les raisins
De la grande treille nocturne
Et retenons-en bien le grain
Pour le faire germer en nous.
Encore, encore de la nuit
Au fond des houles taciturnes.

Nous irons au loin, nous irons,
Nous nous immobiliserons
Dans la bonace inévitable
Et nous mangerons à la table
Où l’on n’a pas besoin d’y voir
Où les mets entrent dans la bouche
Sans que nos pauvres mains les touchent,
Où l’on ignore le sanglot
Sous la bannière du tombeau.

Je ne crois plus à la clarté
De l’après-mort mais à du noir
Qui gagne encore sur le noir
Auquel j’étais habitué.
Ah ! par avance taisons-nous
Afin d’être un peu préparés
Au grand silence fédéré
Entre les étoiles et nous.

(Jules Supervielle)

Recueil: La Fable du monde suivi de Oublieuse mémoire
Editions: Gallimard

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