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Poésie

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LE SOIR (Rémy de Gourmont)

Posted by arbrealettres sur 6 Mai 2024



Illustration
    
LE SOIR

Heure incertaine, heure charmante et triste : les roses
Ont un sourire si grave et nous disent des choses
Si tendres que nos coeurs en sont tout embaumés ;
Le jour est pâle ainsi qu’une femme oubliée,
La nuit a la douceur des amours qui commencent,
L’air est rempli de songes et de métamorphoses ;
Couchée dans l’herbe pure des divines prairies,
Lasse et ses beaux yeux bleus déjà presque endormis,
La vie offre ses lèvres aux baisers du silence.

Heure incertaine, heure charmante et triste : des voiles
Se promènent à travers les naissantes étoiles
Et leurs ailes se gonflent, amoureuses et timides,
Sous le vent qui les porte aux rives d’Atlantide ;
Une lueur d’amour s’allume comme un adieu
À la croix des clochers qui semblent tout en feu
Et à la cime hautaine et frêle des peupliers :
Le jour est pâle ainsi qu’une femme oubliée
Qui peigne à la fenêtre lentement ses cheveux.

Heure incertaine, heure charmante et triste : les heures
Meurent quand ton parfum, fraîche et dernière fleur,
Épanche sur le monde sa candeur et sa grâce :
La lumière se trouble et s’enfuit dans l’espace,
Un frisson lent descend dans la chair de la terre,
Les arbres sont pareils à des anges en prière.
Oh ! reste, heure dernière ! Restez, fleurs de la vie !
Ouvrez vos beaux yeux bleus déjà presque endormis…

Heure incertaine, heure charmante et triste : les femmes
Laissent dans leurs regards voir un peu de leur âme ;
Le soir a la douceur des amours qui commencent.
Ô profondes amours, blanches filles de l’absence,
Aimez l’heure dont l’oeil est grave et dont la main
Est pleine des parfums qu’on sentira demain ;
Aimez l’heure incertaine où la mort se promène,
Où la vie, fatiguée d’une journée humaine,
Entend chanter enfin, tout au fond du silence,
L’heure des songes légers, l’heure des indolences !

(Rémy de Gourmont)

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VIERGE ROYALE (Guillaume Le Vinier)

Posted by arbrealettres sur 5 Mai 2024



Illustration: Sandro Botticelli
    
VIERGE ROYALE

Vierge royale,
par qui le doux Jésus-Christ,
joyau de toute gloire,
fut conçu et nourri,
comme votre coeur fut empli
de sa grâce et de son amour,
au jour où,
par le Saint-Esprit,
le Fils de Dieu s’incarna en vous.

Douce dame souveraine,
pure fleur de lys,
verger ruisselant de douceur,
où le saint fruit fut cueilli,
royal rosier entre tous élu,
vous avez porté la fleur
et la suave odeur
qui nous ont ouvert
et promis le Paradis.

Vous êtes l’amour sincère
dont s’éprennent les coeurs des pécheurs,
la source et le ruisseau
qui abreuvent le monde,
le réconfort et la joie,
la fontaine de douceur
où l’on vient puiser les pleurs
qui rachètent les péchés.

Ah ! très haut sanctuaire,
plus que tout autre vénéré,
très précieux vase de douceur,
plein de toutes grâces,
trésor béni où Dieu a enclos
la fleur de virginité,
vous avez atteint, Dame,
une telle perfection
que nulle ne peut vous égaler.

Noble dame de haut lignage,
vous qui sauvez les affligés
de tous péchés et de tous maux,
protégez-moi, ma vie durant,
et au jour de ma mort,
priez votre créateur
que j’adore
de mettre mon âme parmi les siens,
en ce lieu auquel elle aspire.

(Guillaume Le Vinier)

Recueil: Poèmes d’amour des XIIé et XIIIè siècles
Traduction: Emmanuèle Baumgartner et Françoise Ferrand
Editions: Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1986

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CONTRE-MORT (Bernard Noël)

Posted by arbrealettres sur 27 avril 2024



Illustration: Gunther von Hagens
    
CONTRE-MORT

moi
qui chaque jour creuse sous ma peau
je n’ai soif
ni de vérité ni de bonheur ni de nom
mais de la source de cette soif
je ne promène pas mon petit démon bien policé
j’en ai dix mille me rongeant
et je leur souris
non pas comme une Joconde
non pas comme un bouddha satisfait de son détachement
non pas comme un yogi à l’âme soigneusement musclée
mais comme un homme
auquel tous les chemins ne sont pas bons
et
à mesure que le creux là-dessous va grandissant
d’étranges machines apparaissent dans mon corps
et d’abord cet oeil qui a percé à la racine du nez
et qui me fait douter de la valeur de mes yeux
condensation du regard
triangle à l’intérieur de mon crâne

triangle sans base
tel un entonnoir où s’engouffrent les cris
venus de la moelle épinière et du ventre
(du ventre dans lequel pousse
un énorme faisceau de racines flexibles
et dures comme des aiguilles d’acier)

triangle dont les parois incandescentes
tracent dans le cerveau une brûlure drainante
une brûlure qui est la présence même
la présence des choses
qui entrent en moi comme une décharge
une décharge brisant les écailles
brisant la paille et la poutre
brisant le filtre et les dents

il faudrait dire comment
dire la vision claire de cet oeil
qui n’a ni tendresse ni cynisme ni compassion
mais qui est vide et inexorable

tel un nuage d’abeilles au-dessus du gouffre
la présence approche
pattes de miel
douceur tiède
et
soudain
les mille piqûres des dards
il n’y a pas d’autre issue que le saut
mais

LE VIDE PORTE

les yeux regardent à travers le seul oeil
et dans l’épaisseur de midi
les choses entrent dans mon corps
l’espace se retrousse
dedans est immense
alors
tentation d’organiser aussitôt la conquête et d’en jouir
il fait soleil sous les épaules

[…]

(Bernard Noël)

Recueil: Extraits du corps
Editions: Gallimard

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Nous les complices du soleil (Henri Meschonnic)

Posted by arbrealettres sur 17 avril 2024



    

nous les complices du soleil
je fais tout pour qu’il t’éclaire
plus longtemps
je tiens de sa chaleur
nous la tenons
quand nous sommes ensemble

*

quand on est séparés
chacun est seul pour deux
ce n’est pas deux solitudes
c’est deux solitudes doubles
à ne pas pouvoir porter
mais quand on est réunis
on n’est pas deux
on est doublement un

(Henri Meschonnic)

Recueil: L’obscur travaille
Editions: Arfuyen

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Vulnérables (Christophe Manon)

Posted by arbrealettres sur 16 avril 2024



Illustration: Tomas Januska
    
Vulnérables
si vulnérables et cependant
portés par la tremblante joie
de respirer mais sans jamais
pouvoir panser les blessures
aux abords du désir
car les mots
dans leur tension extrême
augmentent le volume de leur résonance
par les profonds silences
cristallisés entre les espaces blancs
ainsi d’infimes fluctuations de la lumière
sur l’eau mouvante
où lentement s’épuise
la perspective oblique des émotions.

(Christophe Manon)

Recueil: Provisoires
Editions: NOUS

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Mur gris (Roberto Juarroz)

Posted by arbrealettres sur 15 avril 2024




    
Mur gris
et même, impalpable.
Mur pour effacer tous les noms
et pour écrire sur lui la parole qui ne dénomme,
mais qui existe.

Falaise où la lumière
concentre sa nostalgie de pensée
et où la pensée s’absente
comme un départ inéluctable.

La fleur que nous portons sans le savoir
Y perd ses couleurs,

mais gagne son vide du dedans,
l’antiforme d’ombre
où la fleur a compassion d’être fleur.

(Roberto Juarroz)

Recueil: Poésie verticale
Traduction: de l’espagnol par Roger Munier
Editions: Gallimard

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LE CERF (Jean Joubert)

Posted by arbrealettres sur 7 avril 2024



 

Yuta Onoda restoring_what_is_lost-580x580 [1280x768]

LE CERF

Laissez venir le cerf le haut seigneur des branches,
et dans l’hiver il portera parmi les blanches
veines le feu sévère de sa robe.

Tendez la main qu’il y flaire l’amour,
et, pénétrés de si vaste lumière,
penchez vers lui des lèvres sans haleine.
Que rien ne bouge, hors votre coeur.

Sans doute ailleurs s’élaborent des chasses;
sur la lisière où passe la mort
le veneur rouge mène vacarme.

Oui, ce sont de telles mains cruelles qui règnent,
et les armes d’orgueil,
mais sur des songes de poussière.

Soyez patients comme le blé des tombes;
que votre main levée sépare l’ombre.

Laissez venir le cerf le haut seigneur des branches.

(Jean Joubert)

Illustration: Yuta Onoda

 

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Un petit garçon s’amuse (Joy Harjo)

Posted by arbrealettres sur 3 avril 2024




    
Un petit garçon s’amuse avec deux chiots sur le seuil.
Une fillette, portant l’esprit d’une vieille femme apparaît
Avec des plantes vertes à la main.
Des jumeaux jouent autour du lit.

La matrice de la terre se contracte sous la nécessité de pousser.
C’est tout ce que je vois à cause du brouillard du temps.

***

A young boy wrestles with two puppies at the doorway.
A little girl, bearing an old woman spirit appears
With green plants in her hands.
Twins play around the edge of the bed.

Earth’s womb tightens with the need to push.
That is all that I see because of the fogginess of time.

(Joy Harjo)

Recueil: L’aube américaine
Traduction: de l’anglais (Etats Unis) par Héloïse Esquié
Editions: Globe

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Quelque chose nous fait mal sans nous (Roberto Juarroz)

Posted by arbrealettres sur 30 mars 2024



Illustration: Edvard Munch
    
Quelque chose nous fait mal sans nous,
tandis que les mains s’agitent comme des lutins
et que le dos nous éclabousse la voix.

Quelque chose nous fait mal comme un os
qui serait au-delà des os,
près des yeux sans cécité ni regard,
dans la parole qui nous tue les paroles
et jusqu’à l’ombre qu’elles portent.

Près de toute la douleur quelque chose nous fait mal,
comme une étoile forcée de s’inventer un autre ciel.

Et déjà nous fait mal sans notre être propre,
mais au centre et pour toujours,
bien que l’éternité n’existe pas
et bien que nous soyons de trop.

(Roberto Juarroz)

Recueil: Poésie verticale
Traduction: de l’espagnol par Roger Munier
Editions: Gallimard

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Quand donc un homme (Platon)

Posted by arbrealettres sur 23 mars 2024



    
Quand donc un homme, qu’il soit porté pour les garçons ou pour les femmes,
rencontre celui-là même qui est sa moitié,
c’est un prodige que les transports de tendresse,
de confiance et d’amour dont ils sont saisis;
ils ne voudraient plus se séparer, ne fût-ce qu’un instant.

Et voilà les gens qui passent toute leur vie ensemble,
sans pouvoir dire d’ailleurs ce qu’ils attendent l’un de l’autre;
car il ne semble pas que ce soit le plaisir des sens
qui leur fasse trouver tant de charme dans la compagnie l’un de l’autre.

Il est évident que leur âme à tous deux désire autre chose,
qu’elle ne peut pas dire, mais qu’elle devine et laisse deviner.

(Platon)
, Le Banquet, traduit du grec par Émile Chambry, Garnier-Flammarion, 1964.

Recueil: L’insurrection poétique Manifeste pour vivre ici
Editions: Bruno Doucey

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