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Les matins passent clairs et déserts (Cesare Pavese)

Posted by arbrealettres sur 28 avril 2024



    

Les matins passent clairs et déserts.
C’est ainsi que tes yeux naguère s’ouvraient.
Le matin s’écoulait lentement,
gouffre de lumière immobile.

En silence. Tu vivais en silence;
les choses vivaient sous tes yeux
(sans peine sans fièvre sans ombre)
comme une mer au matin, claire.

Le matin est partout où, lumière, tu es.
Tu étais les choses et la vie.
En toi éveillés nous respirions
sous le ciel qui encore est en nous.

Sans peine sans fièvre en ce temps,
sans cette ambre pesante du jour foisonnant et étrange.
O lumière, ô lointaine clarté, haleine angoissée,
tourne vers nous tes yeux immobiles et clairs.

Sombre est le matin qui passe
sans la lumière de tes yeux.

(Cesare Pavese)

Recueil: Travailler fatigue La mort viendra et aura tes yeux
Traduction: Gilles de Van
Editions: Gallimard

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CONTRE-MORT (Bernard Noël)

Posted by arbrealettres sur 27 avril 2024



Illustration: Gunther von Hagens
    
CONTRE-MORT

moi
qui chaque jour creuse sous ma peau
je n’ai soif
ni de vérité ni de bonheur ni de nom
mais de la source de cette soif
je ne promène pas mon petit démon bien policé
j’en ai dix mille me rongeant
et je leur souris
non pas comme une Joconde
non pas comme un bouddha satisfait de son détachement
non pas comme un yogi à l’âme soigneusement musclée
mais comme un homme
auquel tous les chemins ne sont pas bons
et
à mesure que le creux là-dessous va grandissant
d’étranges machines apparaissent dans mon corps
et d’abord cet oeil qui a percé à la racine du nez
et qui me fait douter de la valeur de mes yeux
condensation du regard
triangle à l’intérieur de mon crâne

triangle sans base
tel un entonnoir où s’engouffrent les cris
venus de la moelle épinière et du ventre
(du ventre dans lequel pousse
un énorme faisceau de racines flexibles
et dures comme des aiguilles d’acier)

triangle dont les parois incandescentes
tracent dans le cerveau une brûlure drainante
une brûlure qui est la présence même
la présence des choses
qui entrent en moi comme une décharge
une décharge brisant les écailles
brisant la paille et la poutre
brisant le filtre et les dents

il faudrait dire comment
dire la vision claire de cet oeil
qui n’a ni tendresse ni cynisme ni compassion
mais qui est vide et inexorable

tel un nuage d’abeilles au-dessus du gouffre
la présence approche
pattes de miel
douceur tiède
et
soudain
les mille piqûres des dards
il n’y a pas d’autre issue que le saut
mais

LE VIDE PORTE

les yeux regardent à travers le seul oeil
et dans l’épaisseur de midi
les choses entrent dans mon corps
l’espace se retrousse
dedans est immense
alors
tentation d’organiser aussitôt la conquête et d’en jouir
il fait soleil sous les épaules

[…]

(Bernard Noël)

Recueil: Extraits du corps
Editions: Gallimard

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Je suis le gouffre (Mahmoud Darwich)

Posted by arbrealettres sur 13 mars 2024



ange-mort
Il lui dit ! Attends-moi au bord du gouffre.
Elle lui dit : Viens donc ! Je suis le gouffre.

(Mahmoud Darwich)

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La fièvre aux tempes (Frankétienne)

Posted by arbrealettres sur 20 février 2024



Illustration: Salvador Dali
    
La fièvre aux tempes, le corps entransé de désirs,
je me couche dans le vif de ma lampe,
j’apprends à dormir au centre de ma flamme.
Et je prépare mon réveil aux éclats de mes songes.

Par effraction, je m’installe au plus profond du mystère
à la recherche de mes noeuds.
Je brûle mes livres mes images mes parasites mes vermines
et mes yeux pour la permanence du refus,
le bourgeonnement du cri, la germination du sang
et la résonance de mes gouffres.

Masque et métamorphose.
D’avoir marché
D’avoir tant vu
D’avoir trop lu
D’avoir trop dit
D’avoir changé
D’avoir dansé
Et d’avoir trébuché si souvent
Nous nous méfions des grimaces de nos ombres.

Une lueur de sang creuse la passion du voyeur
enfiévré par la lumière du massacre
La phrase du crime assassine le sommeil du témoin
Tympan crevé en héritage
La surdité du ciel
La solitude du pouvoir

(Frankétienne)

Recueil: Anthologie secrète
Editions: Mémoire d’encrier

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CHANT DANS LA NUIT (Marie Noël)

Posted by arbrealettres sur 22 janvier 2024



    

CHANT DANS LA NUIT

Le genre humain souffre d’une triple maladie :
la naissance, la vie et la mort.
(Saint Bernard)

Trois peines sont autour de nous :
Naître, vivre, mourir au bout.

Trois misères ouvrent leur bec
Livide pour nous boire avec.

Trois heures attendent, trois nuits,
Pour jeter nos pieds dans leur puits,

Trois gouffres pour tomber dedans…
Pourtant j’ai dans le coeur, pourtant

J’ai dans le coeur un fol chemin
Pour nous enfuir du sort humain.

J’ai dans le coeur — et vous aussi —
Une aile pour sortir d’ici…

J’ai dans le coeur un grand Amour
Qui de la terre fait le tour;

Qui vole au monde, pleure et prend
Le mal du monde au loin souffrant,

Pour le porter entre mes bras
De femme comme mi enfant las;

Pour le porter si je pouvais
À l’abri, hors du temps mauvais;

Le porter pour passer le champ
Qui meurt du levant au couchant;

Le porter pour passer le soir
Sans bornes où crie un mal noir;

Le porter et trouver le pont
Pour passer le destin profond ;

Le porter en volant plus haut
Que le milan, que le gerfaut,

Plus large que l’aigle, plus fort,
Pour passer la Vie et la mort…

***

J’ai dans le coeur un grand Amour…
D’un homme à peine il fait le tour.

J’ai dans le coeur cet amour vain
Qui n’est pas plus grand que ma main.

Cet amour qui n’est long jamais
Aussi long que l’instant mauvais.

Court d’haleine, court d’horizon,
Un amour serré de maison

Qui n’a plus d’yeux pour s’alarmer
Dès que les volets sont fermés…

J’ai dans le coeur une Pitié,
Une servante de quartier

Qui part et va donner ses mains
Aux trois fardeaux de son prochain ;

Qui peine et ne peut faire rien
Que peiner, vaine, et s’en revient,

Les pieds stériles, sans avoir
Déchargé personne le soir…

J’ai dans le coeur ces quatre pas
D’un sentier qui n’arrive pas,

Qui vague dans le mal ardent
De son frère et se perd dedans,

Et l’abandonne à son besoin
Sans pouvoir le guérir plus loin,

Sans pouvoir, ô triste, ô Pitié,
Sauver un homme tout entier…

***

Trois peines sont autour de nous…
J’ai beau pleurer, saigner sur vous,

Gens de douleurs, j’ai beau courir
Pour vous arrêter de mourir,

J’ai beau vous appeler, les bras
Tout grands ouverts, je ne peux pas,

Ô vous tous Ah! — ils sont trop étroits —
Vous donner asile en ma croix,

Je ne peux pas — ils sont trop las,
Trop faibles — vous tirer d’en bas,

Je ne peux pas, gens de douleurs,
Vous soulever hors de malheur…

***

J’ai dans le coeur ce vain amour…
O vous qui périssez autour,

Si le chemin est dans mon coeur,
C’est que le pays est ailleurs;

L’Amour, en mon coeur d’un moment,
S’il souffle, ailleurs est né le vent.

L’Amour, en mon coeur de hasard,
S’il passe, il demeure autre part.

L’Amour que je loge à l’étroit,
Il habite un divin endroit,

Un lieu sans limites, sans murs,
Derrière tous les lieux obscurs.

Et je le vais au loin cherchant
Comme quelqu’un à travers champs,

Quelqu’un qui sera mon Amour
Chargé des pauvres d’alentour;

Quelqu’un qui sera ma Pitié
Qui saigne pour le monde entier;

Quelqu’un qui sera mon coeur gros
De cette terre sans repos ;

Quelqu’un qui sera mon coeur lourd
De cette foule sans secours,

Qui sera mon coeur, mais si grand
Que l’Homme s’y sauve en entrant.

Qui sera mon coeur, mais si fort
Qu’il prendra la Vie et la Mort

Comme deux ailes sur son dos…
Et voleront nos trois fardeaux !

Et voleront nos trois malheurs!
Et naîtront les gens de douleurs,

Et vivront, et mourront, gonflés
D’azur comme le grain de blé

Qui se perd en terre au printemps
Y meurt et pousse au ciel dedans.

….

Quelqu’un… Je crois en Lui, j’attends.

(Marie Noël)

 

Recueil: Les chants de la Merci suivi de Chants des Quatre-Temps
Traduction:
Editions: Gallimard

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Tu es là… (Mathieu Bénézet)

Posted by arbrealettres sur 9 décembre 2023



Tu es là…

Ô mélange si profond des bras dans le
poème, syllabes miroitantes au bout
de la jetée, gouffre du sommeil Une tête se
penche sous l’orage, où tu remues la bouche
Comme si je fermais les yeux vers toi Roses
dans la petite gare À présent le train
est sombre, dis-tu Mélange si profond des bras et
du poème Ô lumière des fruits Je rêve
contre l’épaule incréée du poème Âme
du sommeil dans ce chenal Quelle parcelle
de murmure est à la proue? Tu es là

(Mathieu Bénézet)


Illustration: Odilon Redon

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Les montagnes (Andrée Chedid)

Posted by arbrealettres sur 27 novembre 2023




    
Les montagnes

Sous un ciel craquelé comme un coquillage
J’ai pris le sentier des montagnes
Jusqu’à la vigne desséchée

Là des sapins se penchent
Et tombent dans les ravins

Les vents qui se cachent aspirent la trace de mes pas

Je cours vers le pont taciturne
Qui assemble les gouffres

Il n’y a pas d’épilogue

Même si l’agneau tombe de l’épaule du berger
Qui fuit dans sa cape en ailes de chouette

Même si l’arbre en fourche
Se brise en son milieu.

(Andrée Chedid)

Recueil: Andrée Chedid Poèmes
Editions: Flammarion

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SÉRÉNITÉ (Paul Eluard)

Posted by arbrealettres sur 10 novembre 2023




    
SÉRÉNITÉ

Mes sommets étaient à ma taille
J’ai roulé dans tous mes ravins
Et je suis bien certain que ma vie est banale
Mes amours ont poussé dans un jardin commun
Mes vérités et mes erreurs
J’ai pu les peser comme on pèse
Le blé qui double le soleil
Ou bien celui qui manque aux granges
J’ai donné à ma soif l’ombre d’un gouffre lourd
J’ai donné à ma joie de comprendre la forme
D’une jarre parfaite.

(Paul Eluard)

Recueil: Eluard amoureux
Editions: Bruno Doucey

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Du fond de l’abîme (Paul Eluard)

Posted by arbrealettres sur 8 novembre 2023




    
Du fond de l’abîme

V

Je parle du fond de l’abîme
Et je vois le fond de l’abîme
L’homme creusé comme une mine
Comme un port sans vaisseaux
Comme un foyer sans feu

Pauvre visage sacrifié
Pauvre visage sans limites
Composé de tous les visages saccagés
Tu rêvais de balcons de voiles de voyages
Tu rêvais de printemps de baisers de bonté
Tu savais bien quels sont les droits et les devoirs
De la beauté mon beau visage dispersé

Il faudrait pour cacher ton horreur et ta honte
Des mains nouvelles des mains entières dans leur tâche
Mains travailleuses au présent
Et courageuses même en rêve.

VI

Je parle du fond de l’abîme
Je parle du fond de mon gouffre
C’est le soir et les ombres fuient
Le soir m’a rendu sage et fraternel
Il ouvre partout ses portes lugubres

Je n’ai pas peur j’entre partout
Je vois de mieux en mieux la forme humaine
Sans visage encore et pourtant
Dans un coin sombre où le mur est en ruines
Des yeux sont là aussi clairs que les miens
Ai-je grandi ai-je un peu de pouvoir.

(Paul Eluard)

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Corps mémorable (Paul Eluard)

Posted by arbrealettres sur 8 novembre 2023



Illustration: Bruno Di Maio
    
Corps mémorable

I

Tes mains pourraient cacher ton corps
Car tes mains sont d’abord pour toi
Cacher ton corps tu fermerais les yeux
Et si tu les ouvrais on n’y verrait plus rien

Et sur ton corps tes mains font un très court chemin
De ton rêve à toi-même elles sont tes maîtresses
Au double de la paume est un miroir profond
Qui sait ce que les doigts composent et défont.

II

Si tes mains sont pour toi tes seins sont pour les autres
Comme ta bouche où tout revient prendre du goût
La voile de tes seins se gonfle avec la vague
De ta bouche qui s’ouvre et joint tous les rivages

Bonté d’être ivre de fatigue quand rougit
Ton visage rigide et que tes mains se vident
Ô mon agile et la plus lente et la plus vive
Tes jambes et tes bras passent la chair compacte

D’aplomb et renversée tu partages tes forces
A tous tu donnes de la joie comme une aurore
Qui se répand au fond du cœur d’un jour d’été
Tu oublies ta naissance et brûles d’exister.

III

Et tu te fends comme un fruit mûr ô savoureuse
Mouvement bien en vue spectacle humide et lisse
Gouffre franchi très bas en volant lourdement
Je suis partout en toi partout où bat ton sang

Limite de tous les voyages tu résonnes
Comme un voyage sans nuages tu frissonnes
Comme une pierre dénudée aux feux d’eau folle
Et ta soif d’être nue éteint toutes les nuits.

(Paul Eluard)

Recueil: Eluard amoureux
Editions: Bruno Doucey

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