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Poésie

Posts Tagged ‘manquer’

UN RÉVEIL (Octavio Paz)

Posted by arbrealettres sur 7 Mai 2024




UN RÉVEIL

À l’intérieur d’un rêve j’étais emmuré.
Ses murs n’avaient ni consistance
ni poids : leur vide était leur poids.
Les murs étaient des heures et les heures
pesanteur fixe, accumulée.
Le temps de ces heures n’était pas du temps.

Je sautai par une brèche : il était quatre heures
dans ce monde. La chambre était ma chambre
et dans chaque chose mon fantôme.
Je n’y étais pas. Je regardai par la fenêtre :
sous la lumière électrique pas une âme.
Réverbères en veille, neige sale,
maisons et voitures endormies, l’insomnie
d’une lampe, le chêne qui parle tout seul,
le vent et ses couteaux, l’écriture
des constellations, illisible.

En elles-mêmes les choses s’abîmaient
et mes yeux de chair les voyaient
accablées d’être, réalités
nues de leurs noms. Mes deux yeux
étaient des âmes en peine par le monde.
Dans la rue sans personne la présence
passait sans passer, dissipée
dans ses créatures, fixe dans ses mutations,
déjà devenue maisons, chênes, neige, temps.
Vie et mort fluaient confondues.
Regard inhabité, la présence
avec les yeux de personne me regardait :
faisceau de reflets sur précipices.
Je me retournai : la chambre était ma chambre
et je n’étais pas là. À l’être rien ne manque
– toujours plein de soi, jamais le même –
même si nous n’y sommes plus… Dehors,
encore indécises, des clartés :
l’aube entre des terrasses confuses.
Déjà les constellations s’effaçaient.

(Octavio Paz)

Illustration: Katerina Kockova  (Le Rêve d’un intellectuel fatigué)

 

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À MA FILLE (Victor Hugo)

Posted by arbrealettres sur 23 avril 2024




    
À MA FILLE

Ô mon enfant, tu vois, je me soumets.
Fais comme moi : vis du monde éloignée ;
Heureuse ? non ; triomphante ? jamais.
— Résignée ! —

Sois bonne et douce, et lève un front pieux.
Comme le jour dans les cieux met sa flamme,
Toi, mon enfant, dans l’azur de tes yeux
Mets ton âme !

Nul n’est heureux et nul n’est triomphant.
L’heure est pour tous une chose incomplète ;
L’heure est une ombre, et notre vie, enfant,
En est faite.

Oui, de leur sort tous les hommes sont las.
Pour être heureux, à tous, — destin morose ! —
Tout a manqué. Tout, c’est-à-dire, hélas !
Peu de chose.

Ce peu de chose est ce que, pour sa part,
Dans l’univers chacun cherche et désire :
Un mot, un nom, un peu d’or, un regard,
Un sourire !

La gaîté manque au grand roi sans amours ;
La goutte d’eau manque au désert immense.
L’homme est un puits où le vide toujours
Recommence.

Vois ces penseurs que nous divinisons,
Vois ces héros dont les fronts nous dominent,
Noms dont toujours nos sombres horizons
S’illuminent !

Après avoir, comme fait un flambeau,
Ébloui tout de leurs rayons sans nombre,
Ils sont allés chercher dans le tombeau
Un peu d’ombre.

Le ciel, qui sait nos maux et nos douleurs,
Prend en pitié nos jours vains et sonores.
Chaque matin, il baigne de ses pleurs
Nos aurores.

Dieu nous éclaire, à chacun de nos pas,
Sur ce qu’il est et sur ce que nous sommes ;
Une loi sort des choses d’ici-bas,
Et des hommes.

Cette loi sainte, il faut s’y conformer,
Et la voici, toute âme y peut atteindre :
Ne rien haïr, mon enfant ; tout aimer,
Ou tout plaindre !

(Victor Hugo)

Recueil: Les Contemplations
Editions:

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Je ne comprends pas la distance (Roberto Juarroz)

Posted by arbrealettres sur 15 avril 2024




    
Je ne comprends pas la distance.

Comment comprendre l’espace qui me sépare de l’arbre,
si son écorce dessine les lignes qui manquent à ma pensée ?

Comment comprendre la parenthèse
qui va du nuage à mes yeux,
si les figures du vent
délient le temps serré de ma petite histoire ?

Comment comprendre le cri pétrifié
qui gèle toutes les paroles du monde,

si de même qu’il n’est qu’un seul silence
il n’est au fond qu’une seule parole?

Je ne comprends pas la distance.
L’ultime preuve en est l’espace absurde
qui sépare en deux vies ton existence et la mienne.

(Roberto Juarroz)

Recueil: Poésie verticale
Traduction: de l’espagnol par Roger Munier
Editions: Gallimard

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Mon regard m’attend dans les choses (Roberto Juarroz)

Posted by arbrealettres sur 13 avril 2024




    
Mon regard m’attend dans les choses
pour me regarder partant d’elles
et me dépouiller de mon regard.

Ma mémoire m’attend dans les choses
pour me démontrer qu’il n’y a pas d’oubli.

Et les choses s’appuient sur moi,
comme si moi, qui n’ai pas de racine,
j’étais la racine qui leur manque.

Serait-ce que les choses
aussi s’attendent en moi ?

Que tout ce qui existe
s’attend hors de lui-même ?

Et qu’à la fin mes bras
seront ouverts pour m’embrasser ?

(Roberto Juarroz)

Recueil: Poésie verticale
Traduction: de l’espagnol par Roger Munier
Editions: Gallimard

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La densité de ce qui n’est pas (Roberto Juarroz)

Posted by arbrealettres sur 13 avril 2024




    
La densité de ce qui n’est pas,
la force de ce qu’on n’a pas,
agite de remous l’eau de la vie
et crée un bruit de fond
pour tous les gestes.

Jusqu’au tissu serré de la mort
comporte un pâle fil
où la trame cède et s’allège
parce que la mort lui manque.

Et jusqu’à ce qui jamais n’a vécu
et jamais ne mourra

émerge dans la faille d’une absence
qui lui prête son corps.

La pierre du non-être,
la sûre condition négative,
la pression du néant,
est l’ultime appui qui nous reste.

(Roberto Juarroz)

Recueil: Poésie verticale
Traduction: de l’espagnol par Roger Munier
Editions: Gallimard

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ALGUE (Fernando Pessoa)

Posted by arbrealettres sur 12 avril 2024




    
ALGUE

Plane sur la nuit calme
Le silence des brises…
Il arrive â mon âme
Une chose imprécise…

Une porte entrouverte…
Sourire en discrédit…
Appétence qui manque
L’objet de ses pensées.

Ombre, doute, vers qui
Je me crois je l’élève,
Alors sa voix de brume
Vient effleurer mon rêve…

Rien ne nous fasse mal,
Rien n’abîme nos yeux,
Vivons dans la torpeur
D’observer, d’ignorer.

Avec la pensée vague
D’aller dans le courant
Vivons donc le moment
Irresponsablement.

(Fernando Pessoa)

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J’ai manqué mon coup (Ozaki Hôsai)

Posted by arbrealettres sur 10 avril 2024



clou tordu

J’ai manqué mon coup
La tête du clou
Est toute tordue.

(Ozaki Hôsai)

 

 

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Une fibre plus mince que la pensée Roberto Juarroz)

Posted by arbrealettres sur 1 avril 2024



    

Une fibre plus mince que la pensée, un fil au calibre nul,
unit nos yeux quand nous ne nous regardons pas.

Quand nous nous regardons
nous unissent tous les fils du monde,
mais celui-là manque,
qui seul donne l’ombre
à la lumière la plus secrète de l’amour.

Quand nous ne serons plus, restera peut-être ce fil
pour unir nos places vides.

(Roberto Juarroz)

Recueil: Poésie verticale
Traduction: de l’espagnol par Roger Munier
Editions: Gallimard

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Un coeur oblique, une voix rauque (Roberto Juarroz)

Posted by arbrealettres sur 1 avril 2024




    
Un coeur oblique, une voix rauque,
me sont venus en un lieu où je n’accède pas.
L’un prend le monde de côté,
l’autre le rend par le centre.
Je ne sais quel étrange lien les unit,
d’où je suis moi-même absent.
Je sais seulement que ce monde,
ainsi capté,
ainsi rendu,
forme une île où je ne manque pas moi-même
au sein de cet autre monde qui est mon absence.

(Roberto Juarroz)

Recueil: Poésie verticale
Traduction: de l’espagnol par Roger Munier
Editions: Gallimard

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JE SAIS (Jacques Higelin)

Posted by arbrealettres sur 16 mars 2024




    
JE SAIS

Je sais
Le coeur qui bat trop fort
et le plaisir des dieux à embrasser
les corps des diables amoureux

L’irrésistible attrait du désir interdit
et les peaux affolées
dans les replis du lit

La sauvage emmêlée les appétits de fauve
l’appel et le rejet les secrets de l’alcôve

Les amants séparés
par la distance et par les heures
les secondes d’éternité crispées sur la douleur

Les impatiences extrêmes les rendez-vous manqués
les taxis qui se traînent quand le corps est pressé

Je sais le feu aux joues
les yeux de braise, les faims de loup
les baisers dans le cou le vent qui rend les amant fous

Je sais

Les aveux suspendus à la bouche cousue
l’incendie des nuits blanches la retenue qui flanche

La rivière des souhaits sous le pont des soupirs
et le poids d’un sourire sur l’arche des regrets

Je sais

Je sais le peu de gratitude
le poison de l’ennui le désert de la solitude
et le froid qui détruit

La passion dans l’impasse
le mot blessant qui chasse le mot doux
qui retient le regard qui s’éteint

les «je t’aime», «je te hais»
le mal, le bien que l’on s’est faits
sans même l’avoir jamais cherché je sais l’aube désabusée

Je sais les mots de braise aux lèvres qui se taisent
et la peur qui nous hante et mes larmes brûlantes

Les appels au secours les signaux de détresse
désespérant d’amour et le vide qui oppresse

Je sais
le geste déplacé
tous les actes manqués
les mots qui dépassent la pensée
et les regards estomaqués

L’innocence des beaux jours les promesses oubliées
les serments pour toujours perdus à tout jamais

Je sais le feu qui passe et le spleen qui revient
le bras qui nous enlace et l’angoisse qui étreint

Mais je sais

Je sais les chagrins qui s’envolent au retour du printemps
et les humeurs frivoles sous le souffle du vent

Les frissons du désir et le temps qui s’étire
comme un chat langoureux comme un homme amoureux

(Jacques Higelin)

Recueil: Flâner entre les intervalles
Editions: Pauvert

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