Délié des doigts de l’air l’élan
Le vase d’or d’un baiser
La gorge lourde et lente
Par mille gerbes balancée
Arrive aux fêtes de ses fleurs
Elle donne soif et faim
Son corps est un amoureux nu
Il s’échappe de ses yeux
Et la lumière noue la nuit la chair la terre
La lumière sans fond d’un corps abandonné
Et de deux yeux qui se répètent
(Paul Eluard)
Recueil: Le livre ouvert 1938-1944
Editions: Gallimard
Soir premier
On se chez moi, on s’appréhension.
Elle se cheveux déliés, je me chemise légèrement
déboutonnée. On se distance respectable pour le moment,
on se musique de chambre sans danse de salon.
La pendule se tic-tac, je me tactique : je la cil et voeu
en frôlement de joue. Elle me sourire puis se soupirs.
On ne se mensonges pas. Elle et Martin, Delphine
et je. Mais nous, ici et uniquement. On se silencieusement,
on se délices de l’instant.
Elle se saphir dans le regard, paupières précieuses
et clignements.
Je la lèvres. Enfin.
Les biches aux jambes comme de grands yeux
parcourent les bois qui sont l’expression
de leur délicatesse infinie mais furieuse
dans leur agilité elles semblent peindre
le gracile au sein du fouillis
trouver le fragile au milieu des forêts
et délier tout le délire des arbres
du craquement de la branche cassée
elles tirent le grand voile du craquement
dont elles saisissent les coins de leurs dents décisives
et qu’elles emmènent jusqu’aux orées
travailleuses infatigables du mystère
ravaudeuses de beauté
elles réparent les bruits inquiétants
dont elles font le souffle de leur passage.
Le jour où elle se coucha pour la dernière fois
Reposant sa tête sur mon giron
Elle ne pouvait supporter la douleur dans sa poitrine
Elle délia le noeud de sa blouse
Laissa apparaître ses seins
Ses têtons étaient bleu foncés
Comme jadis
Moi et huit ou neuf de mes frères et soeurs
S’étaient nourris à ces seins
Mon coeur est un palais plein de parfums flottants
Qui s’endorment parfois aux plis de ma mémoire,
Et le brusque réveil de leurs bouquets latents
– Sachets glissés au coin de la profonde armoire –
Soulève le linceul de mes plaisirs défunts
Et délie en pleurant leurs tristes bandelettes…
Puissance exquise, dieux évocateurs, parfums,
Laissez fumer vers moi vos riches cassolettes !
Parfum des fleurs d’avril, senteur des fenaisons,
Odeur du premier feu dans les chambres humides,
Arômes épandus dans les vieilles maisons
Et pâmés au velours des tentures rigides ;
Apaisante saveur qui s’échappe du four,
Parfum qui s’alanguit aux sombres reliures,
Souvenir effacé de notre jeune amour
Qui s’éveille et soupire au goût des chevelures ;
Fumet du vin qui pousse au blasphème brutal,
Douceur du grain d’encens qui fait qu’on s’humilie,
Arôme jubilant de l’azur matinal,
Parfums exaspérés de la terre amollie ;
Souffle des mers chargés de varech et de sel,
Tiède enveloppement de la grange bondée,
Torpeur claustrale éparse aux pages du missel,
Acre ferment du sol qui fume après l’ondée ;
Odeur des bois à l’aube et des chauds espaliers,
Enivrante fraîcheur qui coule des lessives,
Baumes vivifiants aux parfums familiers,
Vapeur du thé qui chante en montant aux solives !
– J’ai dans mon coeur un parc où s’égarent mes maux,
Des vases transparents où le lilas se fane,
Un scapulaire où dort le buis des saints rameaux,
Des flacons de poison et d’essence profane.
Des fruits trop tôt cueillis mûrissent lentement
En un coin retiré sur des nattes de paille,
Et l’arôme subtil de leur avortement
Se dégage au travers d’une invisible entaille…
– Et mon fixe regard qui veille dans la nuit
Sait un caveau secret que la myrrhe parfume,
Où mon passé plaintif, pâlissant et réduit,
Est un amas de cendre encor chaude qui fume.
– Je vais buvant l’haleine et les fluidités
Des odorants frissons que le vent éparpille,
Et j’ai fait de mon coeur, aux pieds des voluptés,
Un vase d’Orient où brûle une pastille.
(Anna de Noailles)
Recueil: Je serai le FEU (Diglee)
Editions: La ville brûle