Une vie entière passée en murmures
en une infinité de légers soubresauts
en peu de paroles en moindres gestes
au milieu de hordes criardes et déchaînées
une vie repliée sur quelques visages aimés
sur une paupière qui bat et se ferme à minuit
comme une persienne de bois usée
une vie lente aux roues brisées.
(Roland Giguère)
Recueil: Anthologie de la poésie française du XXè siècle
Editions: Gallimard
J’aurai beaucoup trop chaud peut-être
Il fera sombre, que m’importe
Je n’ouvrirai pas la fenêtre
Et laisserai fermée ma porte
Je veux garder pour en mourir
Ce que vous avez oublié
Sur les décombres de nos désirs
Votre parfum Sur L’oreiller
Laissez-moi deviner
Ces subtiles odeurs
Et promener mon nez
Parfait inquisiteur
Il y a des fleurs en vous
Que je ne connais pas
Et que gardent jaloux
Les replis de mes draps
Oh, la si fragile prison!
Il suffirait d’un peu de vent
Pour que les chères émanations
Quittent ma vie et mon divan
Tenez, voici, j’ai découvert
Dissimulées sous l’évidence
De votre Chanel ordinaire
De plus secrètes fulgurances
Il me faudrait les retenir
Pour donner corps à l’éphémère
Recomposer votre élixir
Pour en habiller mes chimères
Sans doute il y eut des rois
Pour vous fêter enfant
En vous disant « Reçois
Et la myrrhe et l’encens »
Les fées de la légende
Penchées sur le berceau
Ont fleuri de lavande
Vos yeux et votre peau
J’ai deviné tous vos effets
Ici l’empreinte du jasmin
Par là la trace de l’oeillet
Et là le soupçon de benjoin
Je pourrais dire ton enfance
Elle est dans l’essence des choses
Je sais le parfum des vacances
Dans les jardins couverts de roses
Une grand-mère aux confitures
Un bon goûter dans la besace
Piquantes ronces, douces mûres
L’enfance est un parfum tenace
Tout ce sucre c’est vous
Tout ce sucre et ce miel
Le doux du roudoudou
L’amande au caramel
Les filles à la vanille
Les garçons au citron
L’été sous la charmille
Et l’hiver aux marrons
Je reprendrais bien volontiers
Des mignardises que tu recèles
Pour retrouver dans mon soulier
Ma mandarine de Noël
Voici qu’au milieu des bouquets
De douces fleurs et de bonbons
S’offre à mon nez soudain inquiet
Une troublante exhalaison
C’est l’odeur animale
De l’humaine condition
De la sueur et du sale
Et du mauvais coton
Et voici qu’ils affleurent
L’effluve du trépas
L’odeur d’un corps qui meurt
Entre ses derniers draps
Avant que le Temps souverain
Et sa cruelle taquinerie
N’emportent votre amour ou le mien
Vers d’autres cieux ou d’autres lits
Je veux garder pour en mourir
Ce que vous avez oublié
Sur les décombres de nos désirs
Toute votre âme Sur L’oreiller
(Juliette)
Recueil: Des chansons pour le dire Une anthologie de la chanson qui trouble et qui dérange (Baptiste Vignol)
Editions: La Mascara TOURNON
Rien encore, rien, sinon le forsythia pour tenir
le jour en flamme au beau milieu de la cour
cuvant les pluies et les ombres de mars
comme un ivrogne
entre les quatre murs de sa détresse, rien d’autre,
contre la grisaille et le froid, que l’exaltation
de l’amour au bord du gouffre : ce bouquet
d’abeilles en fleurs
dans le vent, rien de plus chaud entre les tempes
pour défroisser dans mes doigts engourdis
la lettre obscure du silence, y déposer
le pollen des mots
réchappés du vieil hiver et de la boue des songes.
(Guy Goffette)
Recueil: Petits riens pour jours absolus
Editions: Gallimard
Plongé dans la vase au milieu
des vermines et du limon —
J’aspirais à remonter à la surface –
Je sortis la tête de l’eau —
et j’aperçus alors le cygne —
sa blancheur étincelante —
les lignes pures
auxquelles j’aspirais
…
Moi qui savais ce qu’il y avait
sous la surface lisse
je ne pouvais pas m’unir avec
quelqu’un vivant au milieu
des illusions — sur la surface
lisse qui reflétait les couleurs
pures de l’air
(Edvard Munch)
Recueil: Mots de Munch
Traduction: Hélène Hervieu
Editions: de la réunion des grands musées nationaux – Grand Palais
Ah, toujours, jeune ou vieux, je ressens cette même chimère :
Une montagne la nuit ; au balcon, en silence, une femme ;
Blanche route qui prend son élan quand la lune l’éclaire ;
Comme alors un désir passionné fait se tordre mon âme!
Monde ardent, forme blanche de femme à son balcon qui songe,
Aboi d’un chien dans la vallée, sourd roulement d’un train,
Vous fûtes bien des fois pièges, amers mensonges ;
Vous restez le plus doux de mes rêves ainsi que le plus vain.
Souvent j’ai pris la voie des réalités rudes :
Assesseur, cours du change, ou bien mode, ou bien loi,
Mais déçu, libéré, j’ai rejoint bientôt ma solitude,
Où jaillit le naïf idéal, où le rêve est chez soi.
Trouble vent de la nuit dans l’arbre, ô bohémienne noire,
monde de désirs fous, poèmes pleins d’odeur,
monde splendide auquel toujours j’ai voulu croire,
Quand ta voix vient vers moi au milieu des éclairs de chaleur.
***
O BRENNENDE WELT
Immer und immer fühl ich’s, ob alt oder jung :
Ein Gebirg in der Nacht, am Balkon ein schweigendes Weib,
Eine weiße Straße im Mondschein mit sanftem Schwung,
Das reißt mir vor Sehnsucht das bange Herz aus dem Leib.
O brennende Welt, o du weißes Weib am Balkon,
Bellender Hund im Tal, fernrollende Eisenbahn,
O wie loget ihr, o wie bitter betrogt ihr mich schon —
Dennoch seid ihr noch immer mein süßester Traum und Wahn !
Oft versucht ich den Weg in die schreckliche « Wirklichkeit »,
Wo Assessor, Gesetz, Mode und Geldkurs gilt,
Aber einsam entfloh ich immer, enttäuscht und befreit,
Dort hinüber, wo Traum und liebliche Narrheit quillt.
Schwüler Nachtwind im Baum, schwarze Zigeunerin,
Welt voll törichter Sehnsucht und Dichterduft,
Herrliche Welt, der ich ewig verfallen bin,
Wo dein Wetterleuchten mir zuckt, wo deine Stimme mir ruft!
(Hermann Hesse)
Recueil: Poèmes choisis
Traduction: Jean Malaplate
Editions: José Corti
sourire devant colère et
par-dessus les abattements
fatigues frayeurs humeurs
de grêle tenir sourire envers
et contre tenir sourire pas
faussaire milieu de toutes
les pluies
Allongé sur le sable on dirait qu’il dort
Il est beau et très calme dans le froid qui mord
C’est un guerrier nomade, un homme du désert
Qui est couché dans le sable les yeux grands ouverts
Jusqu’où vont les nomades plus loin que la mort
Dans le chant des étoiles y’a le mirador
A quoi rêvent les nomades sous le ciel ouvert
A des pur-sang arabes écumant la mer.
Reste dans ton rêve, c’est peut-être mieux
Mais le jour se lève et en plein milieu
Il y a la frontière.
La violence est silence,
Silence est désert
Sentinelles de sable tournés vers la mer
Tirez sur tout ce qui bouge, même sur la poussière
Tirez sur le soleil rouge qui meurt dans la mer.
Qui partage les pierres, les jungles et le sable
Qui a mis l’univers à plat sur la table
Qui a peur de son ombre et qui fait la guerre
Mais déjà le vent efface ton nom sur la pierre.
Couché sur le sable, on dirait qu’il dort
Mais pour un nomade, c’est après la mort
Qu’y a plus de frontière.
Où est la frontière?
Où est la frontière?
Pour qui la frontière?
C’est loin la frontière?
Pourquoi la frontière?
C’est loin la frontière?
Où est la frontière?
(Bernard Lavilliers)
Recueil: Frontières Petit atlas poétique
Traduction:
Editions: Bruno Doucey