Où donc est le bonheur ? disais-je. – Infortuné !
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l’avez donné.
Naître, et ne pas savoir que l’enfance éphémère,
Ruisseau de lait qui fuit sans une goutte amère,
Est l’âge du bonheur, et le plus beau moment
Que l’homme, ombre qui passe, ait sous le firmament !
Plus tard, aimer, – garder dans son coeur de jeune homme
Un nom mystérieux que jamais on ne nomme,
Glisser un mot furtif dans une tendre main,
Aspirer aux douceurs d’un ineffable hymen,
Envier l’eau qui fuit, le nuage qui vole,
Sentir son coeur se fondre au son d’une parole,
Connaître un pas qu’on aime et que jaloux on suit,
Rêver le jour, brûler et se tordre la nuit,
Pleurer surtout cet âge où sommeillent les âmes,
Toujours souffrir ; parmi tous les regards de femmes,
Tous les buissons d’avril, les feux du ciel vermeil,
Ne chercher qu’un regard, qu’une fleur, qu’un soleil !
Puis effeuiller en hâte et d’une main jalouse
Les boutons d’orangers sur le front de l’épouse ;
Tout sentir, être heureux, et pourtant, insensé
Se tourner presque en pleurs vers le malheur passé ;
Voir aux feux de midi, sans espoir qu’il renaisse,
Se faner son printemps, son matin, sa jeunesse,
Perdre l’illusion, l’espérance, et sentir
Qu’on vieillit au fardeau croissant du repentir,
Effacer de son front des taches et des rides ;
S’éprendre d’art, de vers, de voyages arides,
De cieux lointains, de mers où s’égarent nos pas ;
Redemander cet âge où l’on ne dormait pas ;
Se dire qu’on était bien malheureux, bien triste,
Bien fou, que maintenant on respire, on existe,
Et, plus vieux de dix ans, s’enfermer tout un jour
Pour relire avec pleurs quelques lettres d’amour !
Vieillir enfin, vieillir ! comme des fleurs fanées
Voir blanchir nos cheveux et tomber nos années,
Rappeler notre enfance et nos beaux jours flétris,
Boire le reste amer de ces parfums aigris,
Être sage, et railler l’amant et le poète,
Et, lorsque nous touchons à la tombe muette,
Suivre en les rappelant d’un oeil mouillé de pleurs
Nos enfants qui déjà sont tournés vers les leurs !
Ainsi l’homme, ô mon Dieu ! marche toujours plus sombre
Du berceau qui rayonne au sépulcre plein d’ombre.
C’est donc avoir vécu ! c’est donc avoir été !
Dans la joie et l’amour et la félicité
C’est avoir eu sa part ! et se plaindre est folie.
Voilà de quel nectar la coupe était remplie !
Hélas ! naître pour vivre en désirant la mort !
Grandir en regrettant l’enfance où le coeur dort,
Vieillir en regrettant la jeunesse ravie,
Mourir en regrettant la vieillesse et la vie !
Où donc est le bonheur, disais-je ? – Infortuné !
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l’avez donné !
Nous sommes tous amoureux.
Seuls certains d’entre nous sont éveillés.
*
L’amour est une parenthèse ouverte.
*
Je sais que tu me rends heureuse
car ma tristesse ne te reconnaît pas.
*
Elle était si belle qu’elle m’a fait douter :
Allais-je l’aimer de l’extérieur
ou m’aimer de l’intérieur ?
*
Je l’aimais avec l’éternité que concède
la brièveté d’un moment inoubliable.
*
Elle m’a demandé de lui écrire
un poème d’amour.
J’ai dessiné un oiseau
Et elle est partie.
*
Je suis aussi faible et aussi forte
qu’une fleur au milieu d’un champ en ruine.
*
Je t’aime jusqu’à ce que tu me prouves le contraire.
*
Il est des moments où la vie te place à égale distance
de l’envie de fuir ou de rester pour toujours.
*
La paix, ce n’est pas l’absence de bruits,
mais les écouter et les changer en silence.
*
Écrire est une affaire de lâches ;
l’amour est pur courage.
Les deux ensemble, poésie.
*
Deux personnes qui s’oublient
s’aiment juste différemment.
L’oubli arrive avec la solitude,
quand un n’est plus qu’un
et qu’il n’y a pas de place pour un autre.
(Elvira Sastre)
Recueil: Tu es la plus belle chose que j’ai faite pour moi
Traduction: de l’espagnol par Isabelle Gugnon
Editions: NIL
Quand la rivière prend sa source, elle l’emporte
Ainsi qu’elle ferait d’un maniable bagage
Qu’à tout moment elle ouvre à l’instar d’une cage
Libérant dans son lit la fraîcheur qui la porte.
Elle a là sous la main tout le long de son cours
De quoi se toiletter, de quoi se vivifier,
Sachant qu’elle pourra à son instinct se fier
Conduite par sa source où elle a son secours.
L’eau se change toujours tout en étant pareille.
Sa matière est un puits, sa course un aiguillon,
Elle paraît un boeuf harnaché de rayons
Qui pousse devant lui la charrue du soleil.
Quand elle suit sa pente et met la soif en lot
Elle obéit à l’eau qui est de l’eau pour l’eau.
Par chaque tour de roue avec son grincement
la charrette qui vient vers toi chargée de foin
te calme et te fait mal
on dirait que tu pèses en un moment beaucoup plus lourd
car elle traîne après elle tout l’été
que tu regardais passer enfant sans le voir
et c’est maintenant que tu vois
mais ça n’est plus lui ça n’est plus toi
rien qu’une odeur de foin un grincement de roue
dans un pays qui est ailleurs une autre vie
que veut dire oublier si voir existe à peine