Toutes les opinions sur la Nature
N’ont jamais fait pousser une herbe ou naître une fleur.
Tout le savoir à propos des choses
N’a jamais été ce à quoi on puisse s’accrocher comme aux choses.
Si la science prétend être vraie,
Quelle science plus vraie que celle des choses sans science ?
Je ferme les yeux et la dureté de la terre sur laquelle je me couche
Prend une réalité si réelle que même mes côtes la ressentent.
Je n’ai pas besoin de raisonnement là où j’ai des épaules.
(Fernando Pessoa)
Recueil: Poèmes jamais assemblés
Traduction: du portugais par Jean-Louis Giovannoni, Isabelle Hourcade, Rémy Hourcade,Fabienne Vallin
Editions: Unes
Celle qui tiens mon cœur m’a dit languissamment :
« Pourquoi donc es-tu triste et pâle, ô mon Charmant ? »
M’a dit languissamment celle qui tient mon cœur.
Celle qui tient mon cœur m’a dit moqueusement :
« Quel miel d’amour a donc englué mon Charmant ? »
M’a dit moqueusement celle qui tient mon cœur.
Moi, j’ai pris un miroir et j’ai dit à la Belle :
« Regarde en ce miroir, regarde, ô ma cruelle ! »
Et j’ai dit à la Belle, en brisant le miroir :
« Comme une perle d’ambre attire un brin de paille,
La langueur de ton teint m’appelle, je défaille,
Je suis le brin de paille et toi la perle d’ambre. »
« Apportez-moi des fleurs fleurantes et des cinnames
Pour ranimer le cœur de mon Roi qui se pâme,
Des cinnames pour son âme et des fleurs pour son son cœur ! »
Les oiselets de mon pays,
en Bretagne, je les ai entendus.
Ce chant, il me semble bien,
je l’entendais jadis,
je ne peux m’y tromper,
dans ma douce Champagne.
Ils m’ont mis en de si douces pensées
que j’ai entrepris mon chant
dans l’espoir de la récompense
qu’Amour m’a toujours promise.
En cette longue attente, je languis
mais je ne me plains pas.
Je perds le goût des rires et des jeux
car celui que torturent les affres de l’amour,
rien d’autre ne le soucie.
Mon corps et mon visage
se tendent si souvent sous l’effet de l’angoisse
que j’en parais stupide.
Si d’autres trahissent l’Amour,
je n’ai jamais été l’un des leurs.
D’un baiser ma douce et noble dame
s’est emparée de mon coeur.
Quelle folie de m’abandonner ainsi
pour celle qui me tourmente !
Mais, hélas ! il m’a quitté
sans que je m’en aperçoive.
Elle me l’a pris si doucement,
un seul soupir l’a emporté vers elle.
Mon désir me fascine à me rendre fou
mais elle n’aura jamais pitié de moi.
Le souvenir remonte en moi
d’un baiser dont j’ai l’impression
à tout moment, ô trahison !
qu’il se pose à nouveau sur mes lèvres.
Dieu ! quand elle l’accepta, ce baiser,
que ne me suis-je protégé contre ma mort !
Elle sait bien que je me tue
en cette longue attente
qui me mine et me défait.
J’en perds les rires et les jeux
et je meurs de mon désir.
Amour me fait trop souvent cher payer
les joies qu’il me donne.
Hélas ! je n’ose aller vers ma dame
car, en me faisant paraître ridicule,
les faux amants causent ma perte.
Je meurs quand je les vois lui parler,
à elle en qui personne ne peut relever
la moindre hypocrisie.
Le temps nouveau et mai et violette
Et rossignol me somment de chanter,
Et mon fin cœur me fait d’une amourette
Si doux présent que ne l’ose refuser.
Or me laisse Dieu en tel honneur monter
Que celle où j’ai mon cœur et mes pensers
Tienne une fois entre mes bras nuette,
Avant que j’aille outre mer !
Pour commencer la trouvai si doucette
Que ne croyais pour elle mal endurer,
Mais son doux vis et sa belle bouchette,
Et son bel œil qui est riant et clair
M’eurent pris avant que me pus donner.
Or ne me veut retenir ni quitter,
J’aime mieux avec elle faillir, si (me le) promet,
Qu’à une autre parvenir.
Las ! pourquoi l’ai-je de mes yeux regardée
La douce chose qui fausse amie a nom ?
Elle me raille, et je l’ai tant pleurée,
Si doucement ne fut trahi nul homme.
Tant que fus mien, ne me fit que le bien,
Or je suis sien, elle m’occit sans raison
Et pour autant que de cœur l’ai aimée,
Je ne sais autre raison.
De mille soupirs que je lui dois par dette,
Ne me veut pas d’un seul quitte clamer,
Et faux amour ne laisse que s’entremettre
Ni ne me laisse dormir ni reposer.
Si veut m’occire, moins aura à garder ;
Je ne sais m’en venger fors de pleurer,
Car qui amour détruit et déshérite
On ne l’en doit pas blâmer…
(Le Chatelain de Coucy)
Recueil: Troubadours et trouvères
Traduction: France Igly
Editions: Pierre Seghers
J’ai fait en arrivant dans l’île connaissance
Avec un frais vallon plein d’ombre et d’innocence,
Qui, comme moi, se plaît au bord des flots profonds.
Au même rayon d’or tous deux nous nous chauffons ;
J’ai tout de suite avec cette humble solitude
Pris une familière et charmante habitude.
Là deux arbres, un frêne, un orme à l’air vivant,
Se querellent et font des gestes dans le vent
Comme deux avocats qui parlent pour et contre ;
J’y vais causer un peu tous les jours, j’y rencontre
Mon ami le lézard, mon ami le moineau ;
Le roc m’offre sa chaise et la source son eau ;
J’entends, quand je suis seul avec cette nature,
Mon âme qui lui dit tout bas son aventure ;
Ces champs sont bonnes gens, et j’aime, en vérité,
Leur douceur, et je crois qu’ils aiment ma fierté.
Quoi que tu écrives, tu n’exprimeras point le sens,
car au commencement n’était pas le verbe
mais la joie des corps.
Ensuite est venue la saison de la douce faim.
L’horizon a blanchi et les oiseaux ont attaqué les blés.
Les petits fauves des mots que nous nous lancions
mordaient, de plus en plus acharnés,
notre avenir commun et j’ai compris
que seuls mes sens articulaient
toutes les nuances du bleu
dont ton langage est imprégné.
C’est alors que je t’ai perdu
à la fin d’un poème.
À présent, le silence dans le coeur,
je regarde le ventre lisse de la lune d’août
frémir dans la tasse en porcelaine,
mais tu ne peux pénétrer dans ce paysage
car au-dessus des épaules
tu es un véritable hiver.
Aussi je reste dans ma réalité:
je te rends les mots
je garder ma joie.
Tout aussitôt que je commence à prendre
Dans le mol lit le repos désiré,
Mon triste esprit, hors de moi retiré,
S’en va vers toi incontinent se rendre.
Lors m’est avis que dedans mon sein tendre
Je tiens le bien où j’ai tant aspiré,
Et pour lequel j’ai si haut soupiré
Que de sanglots ai souvent cuidé fendre.
Ô doux sommeil, ô nuit à moi heureuse !
Plaisant repos, plein de tranquillité,
Continuez toutes les nuits mon songe ;
Et si jamais ma pauvre âme amoureuse
Ne doit avoir de bien en vérité,
Faites au moins qu’elle en ait en mensonge
(Louise Labé)
Recueil: Oeuvres poétiques Pernette du Guillet Rymes
Editions: Gallimard
Longtemps
très longtemps
nous avons couru
et suffisamment
pour y perdre le souffle
et prendre goût
à cet essoufflement
car ce qui file
à très grande vitesse
et qu’on ne peut saisir
c’est cela
qui nous tient
et résiste à la fin
à notre effacement.