Notre père qui êtes aux cieux
Dans la lune pleine
Et le soleil vide
Épargnez la vie de mes parents
Dont la maison est sur la ligne du front
Et qu’ils ne veulent pas quitter
Tel un cercueil
Protégez mon mari
Qui est de l’autre côté de cette guerre
Comme de l’autre côté de la rivière
Et vise de sa carabine le cou
Qu’il embrassait autrefois
Je porte sur moi ce gilet pare-balles
Et je n’arrive pas à m’en débarrasser
Il est comme ma peau
Je porte en moi son enfant
Et je n’arrive pas à le chasser
Il s’est emparé de mon corps
Je porte en moi cette Patrie
Et je n’arrive pas à la vomir
Car comme le sang
Elle coule dans mes veines
Donnez aux affamés notre pain quotidien
Qu’ils cessent de se manger les uns les autres
Donnez notre lumière aux incultes
Que la lumière leur soit faite
Pardonnez-nous nos villes détruites
bien que nous ne le pardonnions pas à nos ennemis
Et ne nous soumettez pas à la tentation
De détruire ce monde corrompu
Mais délivrez-nous du mal
Soulagez le fardeau de notre Patrie
Piètre gilet pare-balles
Pesant et inutile
Protégez de moi
Mon mari, mes parents
Mon enfant et ma Patrie
***
(Luba Yakymtchouk)
Recueil: Les Abricots du Donbas
Traduction: de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn et Agathe Bonin)
Editions: des femmes
Lorsque nous nous regardons
Des nappes de neige étincellent
Sous le soleil qui se rapproche
Des fenêtres ouvrent leurs bras
Tout le long de la voie du bien
S’ouvrent des mains et des oiseaux
S’ouvrent les jours s’ouvrent les nuits
Et les étoiles de l’enfance
Aux quatre coins du ciel immense
Par grand besoin chantent menu
Lorsque nous nous regardons
La peur disparaît le poison
Se perd dans l’herbe fine fraîche
Les ronces dans les temples morts
Tirent de l’ombre enracinée
Leurs fruits ardents rouges et noirs
Le vin de la terre écumante
Noie les abeilles en plein vol
Et les paysans se souviennent
Des années les mieux enfournées
Lorsque nous nous regardons
La distance s’ouvre les veines
Le flot touche à toutes les plages
Les lions les biches les colombes
Tremblants d’air pur regardent naître
Leur semblable comme un printemps
Et l’abondante femme mère
Accorde vie à la luxure
Le monde change de couleur
Naissance contrarie absence
Lorsque nous nous regardons
Les murs brûlent de vie ancienne
Les murs brûlent de vie nouvelle
Dehors le lit de la nature
Est en innocence dressé
Crépusculaire le ciel baigne
Ta sanglotante et souriante
Figure de musicienne
Toujours plus nue esclave et reine
D’un feuillage perpétuel
Lorsque nous nous regardons
Toi la limpide moi l’obscur
Voir est partout souffle et désir
Créent le premier le dernier songe.
(Paul Eluard)
Recueil: Le livre ouvert 1938-1944
Editions: Gallimard
Près de l’aigrette du grand pont
L’orgueil au large
J’attends tout ce que j’ai connu
Comblée d’espace scintillant
Ma mémoire est immense.
La bonté danse sur mes lèvres
Des haillons tièdes m’illuminent
Une route part de mon front
Proche et lointaine
La mer bondit et me salue
Elle a la forme d’une grappe
D’un plaisir mûr
J’aimais hier et j’aime encore
Je ne me dérobe à rien
Mon passé m’est fidèle
Le temps court dans mes veines
(Paul Eluard)
Recueil: Le livre ouvert 1938-1944
Editions: Gallimard
Il est des températures que n’indique aucun thermomètre,
seule la peau peut les ressentir:
la tiède émanation du bébé qui sent le petit lait,
le frais parfum des pêches émanant du réfrigérateur,
la rage qui nous gonfle les veines, nous rougit le visage,
et la froide fleur de givre qui brûle l’enfant à la langue curieuse;
mais aussi la fièvre de la jalousie brûlant au bout des doigts,
la honte incandescente qui embrase la cervelle,
et ce qui, jamais et nulle part, ne survient dans notre galaxie:
les chaleurs de ceux qui, blottis dans le lit, dorment l’un contre l’autre.
***
Temperaturen
Temperaturen gibt es, die kein Thermometer mißt,
nur die Haut kann sie unterscheiden:
Den lauen Babydunst, der nach Buttermilch riecht,
den kühlen Hauch der Pfirsiche aus dem Kühlschrank,
den rötlichen Ausschlag der Wut, die uns die Masern in
das Gesicht treibt,
und die kalte Eisblume, die dem Kind auf der neugierigen
Zunge brennt;
ferner die fiebrige Glut der Eifersucht in den Fingerspitzen,
die hitzige Scham, die das Gehirn überschwemmt,
und was nie und nirgends sonst vorkommt in unserer Galaxie:
die beiden Wärmen der im Bett aneinander sich schmiegenden Schläfer.
(Hans Magnus Enzensberger)
Recueil: L’HISTOIRE DES NUAGES 99 méditations
Traduction: de l’allemand par Frédéric Joly et Patrick Charbonneau
Editions: Vagabonde
L’enfant tremblait en elle
au milieu des tissus roses
des veines bleues
du fiel sombre.
On voyait à travers la ville
cette femme dont les yeux
avec tout son corps
exprimaient la résignation
aux épuisantes constructions
de la chair et du sang.
(Jean Follain)
Recueil: Exister suivi de Territoires
Editions: Gallimard
Labyrinthe, garde-nous
dans la résille des veines
les méandres du sang noir
les impasses du visible
les invisibles dédales
les traces de pas mêlées
les pièges des carrefours
les affûts en trompe-l’oeil
les coulées de pistes fausses
les faux-semblants de sortie
l’écheveau de l’araignée
sans le fil blanc d’Ariane
Labyrinthe, seul espoir
d’esquiver la ligne droite
et le bout de l’avenue
Labyrinthe en qui se cherche
et s’oublie
l’issue
Labyrinthe, garde-nous
Je songe à tous les vents
Simoun sirocco et mousson
à vous phénomènes et typhons
tandis qu’ici tout craque
et que la chaleur épaisse comme la neige
se répand dans le silence
O Lune simplicité oracle
qu’un vent de crépuscule
réduit en lucioles
O lune tout t’abandonne
toi l’amie du silence ennemie des vents
plus est-ce toi qui mène les nuages
paitre
au-delà de la nuit
tout t’abandonne tout te fuit
obéissante moins aimée
mes yeux se ferme grâce à toi
et ta douceur se répand dans les veines de la terre
je songe à vous absents ivres ou dormeurs
vents de terre et de mer
vous qui apprenez qu’il faut vivre
avec des ailes
ou dormir sans scrupules
quand les oiseaux vos enfants
cueillent les étoiles de la vie et du sommeil
vents des continents
roses vous tremblez
vous qui préférez le supplice du crépuscule