Seuls
si irrémédiablement seuls
et provisoires
comme bêtes hagardes
meuglant sous le soleil énorme
et cependant toujours brûlant
d’une ardeur très ancienne
lorsque nos mains s’émeuvent
au contact d’un autre épiderme
au point de ne plus reconnaître
le sillage douloureux
de leurs propres caresses et que
nous pénétrons dans la durée
interminable où nous nous consumons
sans plus laisser de trace qu’un baiser
déposé sur la surface vibrante
d’une vitre voilée de givre.
Et ainsi Zarathoustra se mit à parler au peuple :
Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but.
Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Maintenant son sol est encore assez riche.
Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir,
où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante.
Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde.
Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu’est cela ?
Ainsi demande le dernier homme, et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout.
Sa race est indestructible comme celle du puceron; le dernier homme vit le plus longtemps.
Nous avons inventé le bonheur, – disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur.
On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui: car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment.
Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables.
Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction.
Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.
On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles.
Qui voudrait encore gouverner ?
Qui voudrait obéir encore?
Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux :
qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
Autrefois tout le monde était fou, – disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé c’est ainsi que l’on peut railler sans fin.
On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt – car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
Nous avons inventé le bonheur, – disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Le vent
ça brasse de l’air
ça fait danser les feuilles mortes
ça fait claquer les portes
et baisser les paupières
Le vent ça donne des ailes
à ceux qui traînent la patte
ça ramène des nouvelles
de la Terre de Feu aux Carpates
Le vent ça vous matraque
juste ce qu’il faut derrière l’oreille
Ça fait voler les châles
ça fait gonfler les voiles
ça fait danser les flammes
et ça plaque les volants des robes
sur les cuisses des femmes…
ça fait chanter les morts
et vibrer les étoiles
Le vent ça hurle dehors
ça hurle dans la nuit
ça murmure sous les portes
et puis ça pousse des cris
Le vent ça affole les cerveaux
ça bouscule les poivrots
ça retourne les bagnoles
Le vent
ça enflamme les crinières
ça gicle dans l’ornière
ça souffle dans les crânes
Le vent ça sculpte les rochers
ça couche les champs de blé
ça décoiffe les beautés
Le vent ça claque les étendards
ça déchire les drapeaux
ça balaie les remparts
Le vent ça vous plaque contre un mur
ça vous lèche la figure
comme un grand chien joyeux.
Le vent
qui fait tourner la Terre
et tourner la poussière autour de tes pieds nus
Le vent
qui souffle dans ma tête
me chante un air de fête un air de liberté
Le vent
Emportera mes restes
balaiera la poussière
de mes os sur la terre
où j’ai dansé
mortel
parmi les ombres
entre les flammes
autour du feu qui crache
sur le ciel étoilé
des milliards d’étincelles
Vendredi 30 décembre 1994, à Calvi
Un soir de grand vent, la nuit, dans la citadelle.
En repensant aux feux de la Saint-Jean.
(Jacques Higelin)
Recueil: Flâner entre les intervalles
Editions: Pauvert
Les chansons que je fais, qu’est-ce qui les a faites ?…
Souvent il m’en arrive une au plus noir de moi…
Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi
C’est cette folle au lieu de cent que je souhaite.
Dites-moi… Mes chansons de toutes les couleurs,
Où mon esprit qui muse au vent les a-t-il prises ?
Le chant leur vient — d’où donc ? — comme le rose aux fleurs,
Comme le vert à l’herbe et le rouge aux cerises.
Je ne sais pas de quels oiseaux, en quel pays
De buissons creux et pleins de songe elles sont nées…
Elles m’ont rencontrée et moi je m’ébahis
D’entendre battre en moi leurs ailes étonnées.
Mais comment, à la file, en est-il tant et tant
Et tant encor, chacune à la beauté nouvelle,
Comme une abeille après une abeille sortant
Du petit coin de miel que j’ai dans la cervelle ?
Ah ! Je veux de ma main pour les garder longtemps,
Je veux, pour retrouver sans cesse ma trouvaille,
Toutes les attraper avant que le printemps
Les emporte de moi qui me fane et s’en aille.
Toutes, oui ! L’une est gaie et mon coeur joue avec ;
L’autre, jeune, mutine et qui fait sa jolie,
Malicieuse un peu, le taquine du bec…
Mais l’autre me l’a pris dans sa mélancolie ;
L’autre frémit autour de moi comme un baiser
Si doux que j’en mourrai si ce chant continue
Et qu’au bord de mon coeur où son coeur s’est posé,
Une faiblesse après demeure et m’exténue.
Et toutes je les veux, et toutes à la fois
— La dernière surtout dont j’ai le plus envie —
Je vais les mettre en cage et leur lier la voix
Ou je ne dormirai plus jamais de ma vie.
Viens, poète, oiseleur, tends-moi comme un filet
Ta mémoire et prends-moi ces belles que j’écoute.
Retiens dedans surtout ce brin de mot follet
Qui danse au bord mouvant de ma pensée en route.
Moi j’écoute… Je ris quand l’une rit au jour ;
J’ai les larmes aux yeux quand l’autre est bien touchante
Quand elle est tendre, ô Dieu, j’ai le frisson d’amour…
J’écoute et ce qui chante en moi je le rechante.
Mais comme un écolier qui prend trop bas, trop haut,
La note qu’on lui donne et suit mal la mesure,
J’hésite, à plusieurs fois tâtant le son qu’il faut,
Accrochant çà et là ma voix gauche et peu sûre.
Ah ! chanson vive !… Hélas ! pour recueillir sa voix,
C’est au lieu de l’air juste un faux air que je trouve,
Et je cherche, et l’accent que je risque parfois,
Celui qui vibre en moi toujours le désapprouve.
Elle chante… et je laisse échapper de ma main
Les mots flottants qu’elle me jette à la volée,
Si j’en ramasse un ample, il m’en fallait un fin…
Elle chante et sera tout à l’heure en allée.
Elle chante, elle fuit et je m’efforce en vain
De la suivre en courant derrière, je m’essouffle,
Je la saisis au vol, je la perds en chemin
Et quand je ne sais plus j’attends que Dieu me souffle.
(Marie Noël)
Recueil: Les Chansons et les Heures / Le Rosaire des joies
Traduction:
Editions: Gallimard
L’étendue vibre (Andrée Chedid)
Posted by arbrealettres sur 23 décembre 2023
L’étendue vibre
Au fond des criques intimes
Où les ressacs rongent nos fibres et nos tissus
Nous oublions
tapis dans nos chagrins
Qu’au loin qu’autour
L’étendue vibre
Comment y pénétrer ?
Comment surgir de ces ravages ?
Extirper l’âme de ses dégâts ?
Comment restituer beauté à la beauté ?
Comment soutenir
même d’un coeur en fracture
Le jeu précaire et prodigue
De cette vie
Aux aguets ?
(Andrée Chedid)
Editions: Flammarion
Partager
Posted in poésie | Tagué: (Andrée Chédid), au loin, autour, aux aguets, âme, étendue, beauté, chagrin, coeur, comment, crique, dégât, extirper, fibre, fond, fracture, intime, jeu, oublier, pénétrer, précaire, prodigue, ravage, ressac, restituer, ronger, soutenir, surgir, tapi, tissu, vibrer, vie | Leave a Comment »