Pourquoi les feuilles occupent-elles le lieu des feuilles
et non celui qui reste entre les feuilles ?
Pourquoi ton regard occupe-t-il le vide qui est devant la raison
et non celui qui est derrière ?
Pourquoi te souviens-tu que la lumière meurt
et par contre oublies-tu que l’ombre meurt aussi ?
Pourquoi s’affine le coeur de l’air
jusqu’à ce que le chant devienne un autre vide dans le vide ?.
Pourquoi ne fais-tu silence à l’endroit même
où mourir est la juste présence
suspendue à l’arbre de sa propre vie ?
Pourquoi ces traits où le corps cesse
et non un autre corps et un autre et un autre ?
Pourquoi cette courbe du pourquoi et non le signe
d’une droite sans fin avec un point dessus ?
(Roberto Juarroz)
Recueil: Poésie verticale
Traduction: de l’espagnol par Roger Munier
Editions: Gallimard
Quand le plaisir brille en tes yeux
Pleins de douceur et d’espérance,
Quand le charme de l’existence
Embellit tes traits gracieux,
Bien souvent alors je soupire
En songeant que l’amer chagrin,
Aujourd’hui loin de toi, peut t’atteindre demain,
Et de ta bouche aimable effacer le sourire
Car le Temps, tu le sais, entraîne sur ses pas
Les illusions dissipées,
Et les yeux refroidis, et les amis ingrats,
Et les espérances trompées.
Mais crois-moi, mon amour! tous ces charmes naissants
Que je contemple avec ivresse,
S’ils s’évanouissaient sous mes bras caressants,
Tu conserverais ma tendresse!
Si tes attraits étaient flétris,
Si tu perdais ton doux sourire,
La grâce de tes traits chéris
Et tout ce qu’en toi on admire,
Va, mon cœur n’est pas incertain:
De sa sincérité tu pourrais tout attendre.
Et mon amour, vainqueur du Temps et du Destin,
S’enlacerait à toi, plus ardent et plus tendre!
Oh, ce je insoumis
que je suis au plus profond
de moi!
Le je
qui m’a vu naître
qu’aucun miroir
ne reflétera
dont jamais
je ne saurai les traits
dont je résonne
sans le connaître
que j’annonce
sans le vouloir
que je dénonce
malgré moi
celui qui s’insurge
avec moi
qui s’incarcère
en moi
qui fut muré
dans mes viscères
et qui m’emmure
et qui frappe
aux parois
celui-là
qui se voudrait
que je voudrais
hors de moi
celui-là
ne s’évadera
que de ma dépouille
Comme au bord de Garonne en mon sommeil distrait
J’allais du long sentier suivant l’herbeuse ligne,
De loin, poussant la vase avec son eau maligne,
J’entendis dans mon dos mugir le mascaret.
Au fracas, vers l’amont, je partis comme un trait
Et je ne savais plus, dans ma terreur insigne,
Si c’était sur la digue, entre matrasse et vigne,
Moi qui portais ma jambe, ou mon pied qui courait.
Mais sur la piste, au fur, plus basse et plus étroite,
En vain je galopais plus soufflant et plus moite;
La vague indistançable allait me dépasser.
Et, bien que je dormisse au plus chaud de la plume,
Je sentis d’un seul coup tout mon dos se glacer
Quand d’un humide fouet me frappa son écume.
(André Berry)
Recueil: Poèmes involontaires suivi du Petit Ecclésiaste
Traduction:
Editions: René Julliard
Une fauvette jeune et belle
S’amusait à chanter tant que durait le jour ;
Sa voisine la tourterelle
Ne voulait, ne savait rien faire que l’amour.
Je plains bien votre erreur, dit-elle à la fauvette ;
Vous perdez vos plus beaux moments :
Il n’est qu’un seul plaisir, c’est d’avoir des amants.
Dites-moi, s’il vous plaît, quelle est la chansonnette
Qui peut valoir un doux baiser.
Je me garderais bien d’oser
Les comparer, répondit la chanteuse :
Mais je ne suis point malheureuse,
J’ai mis mon bonheur dans mes chants.
À ce discours, la tourterelle
En se moquant s’éloigna d’elle.
Sans se revoir elles furent dix ans.
Après ce long espace, un beau jour de printemps,
Dans la même forêt elles se rencontrèrent.
L’âge avait bien un peu dérangé leurs attraits ;
Longtemps elles se regardèrent
Avant que de pouvoir se remettre leurs traits.
Enfin la fauvette polie
S’avance la première :
eh ! Bon jour, mon amie,
Comment vous portez-vous ? Comment vont les amants ?
– Ah ! Ne m’en parlez pas, ma chère :
J’ai tout perdu, plaisirs, amis, beaux ans ;
Tout a passé comme une ombre légère.
J’ai cru que le bonheur était d’aimer, de plaire…
Ô souvenir cruel ! ô regrets superflus !
J’aime encore, on ne m’aime plus.
J’ai moins perdu que vous, répondit la chanteuse :
Cependant je suis vieille et je n’ai plus de voix ;
Mais j’aime la musique, et suis encore heureuse
Lorsque le rossignol fait retentir ces bois.
La beauté, ce présent céleste,
Ne peut sans les talents échapper à l’ennui :
La beauté passe, un talent reste,
On en jouit même en autrui.
Dans un bosquet solitai-ai-aire
Je dormais sur le vert gazon
Quand à l’amour ce témérai-ai-aire
Vient pour lui donner des leçons.
En m’éveillant j’ai voulu m’échapper.
Aussitôt la cruelle
Me poursuivit et m’attrapa,
Me lança un coup d’aile.
De ses traits trop envenimés
Mon tendre cœur fut endommagé
Hélas je ne, hélas je ne
Hélas je ne fais plus que soupirer.
2
Dans ces tristes ala-a-a-armes
Je fuis tout ce beau verger
Dont la beauté de leurs cha-a-armes
Avait toujours su m’amuser.
J’ai vu mon guide qui m’assura
Du doux poids de ces chaînes.
Et je lisais dedans vos beaux yeux
Trop aimable Climène,
Le doux plaisir que l’on a d’aimer
Amour pourquoi m’as tu ménagé
Tous les moments, tous les moments
Tous les moments que j’avais ignorés.
3
Ce dieu malin l’autre jou-ou-oure
Lorsque j’y pensais le moins
Vient me jouer un pareil tou-ou-oure,
En me disant d’un ton badin
Pour toi danger soupire nuit et jour.
Ne fais point la cruelle.
Soumets ton cœur au tendre retour.
Son ardeur est nouvelle :
Aussitôt le dieu s’envola.
Dans le moment mon cœur s’enflamma.
Faut-il aimer, faut-il aimer
Eh bien « aimons ce fidèle berger » !