L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain, — une corde sur l’abîme.
Il est dangereux de passer au-delà, dangereux de rester en route,
dangereux de regarder en arrière, frisson et arrêt dangereux.
Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but :
ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un passage et un déclin.
J’aime ceux qui ne savent vivre autrement que pour disparaître, car ils passent au-delà.
Près du pont je me tenais
Récemment dans la nuit brune.
Du lointain venait un chant :
Gouttes d’or ruisselant
Sur la surface frémissante évanouies.
Gondoles, lumières et musique –
Ivres elles se perdaient dans le crépuscule…
Mon âme, un pincement sur les cordes,
Chantait pour elle, touchée invisiblement,
Une chanson de gondolier secrètement
Tremblante de félicité mêlée.
– Qui y prenait garde?…
Tant que mes yeux pourront larmes épandre
À l’heur passé avec toi regretter,
Et qu’aux sanglots et soupirs résister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre ;
Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignard luth, pour tes grâces chanter ;
Tant que l’esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toi comprendre,
Je ne souhaite encore point mourir.
Mais, quand mes yeux je sentirai tarir,
Ma voix cassée, et ma main impuissante,
Et mon esprit en ce mortel séjour
Ne pouvant plus montrer signe d’amante,
Prierai la mort noircir mon plus clair jour.
(Louise Labé)
Recueil: Oeuvres poétiques Pernette du Guillet Rymes
Editions: Gallimard
Et ainsi Zarathoustra se mit à parler au peuple :
Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but.
Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Maintenant son sol est encore assez riche.
Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir,
où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante.
Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde.
Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme.
Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu’est cela ?
Ainsi demande le dernier homme, et il cligne de l’œil.
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout.
Sa race est indestructible comme celle du puceron; le dernier homme vit le plus longtemps.
Nous avons inventé le bonheur, – disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur.
On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui: car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment.
Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !
Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables.
Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.
On travaille encore, car le travail est une distraction.
Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.
On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles.
Qui voudrait encore gouverner ?
Qui voudrait obéir encore?
Ce sont deux choses trop pénibles.
Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux :
qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
Autrefois tout le monde était fou, – disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.
On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé c’est ainsi que l’on peut railler sans fin.
On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt – car on ne veut pas se gâter l’estomac.
On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
Nous avons inventé le bonheur, – disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.
Voici la nuit : la poésie illumine mes instants
Voici l’exaltation qui peigne mes cordes vocales
Quel est ce feu, merveille étrange, qui m’abreuve?
Voici que le parfum de l’âme embaume le corps de mes rêves
Je ne sais de quelle montagne, de quel sommet d’espoir
Voici que souffle une brise nouvelle sur la saison de ma fin
Du halo de lumière me vient une transparence, luminescence
Voici que n’ont plus d’autre désir mes larmes et mes soupirs
Les étincelles de mes plaintes font une poussière d’étoiles
Voici que la colombe de mes prières fait son nid dans l’empyrée
Mes larmes incontrôlées sur les lignes de mon livre
Voici qu’elles tombent, goutte à goutte, vois-tu ô mon Dieu
De mes paroles dans un cahier, de mes mots tumultueux
Voici que gronde une tourmente, fruit de mon silence obstiné
Aube, chère aube, ne déchire pas la soie imaginaire
Voici que je suis plus heureuse la nuit, quand la poésie illumine mes instants
(Nadia Anjuman)
Recueil: L’insurrection poétique Manifeste pour vivre ici
Editions: Bruno Doucey
J’ai la nostalgie du pain de ma mère,
Du café de ma mère,
Des caresses de ma mère…
Et l’enfance grandit en moi,
Jour après jour,
Et je chéris ma vie, car
Si je mourais,
J’aurais honte des larmes de ma mère !
Fais de moi, si je rentre un jour,
Une ombrelle pour tes paupières.
Recouvre mes os de cette herbe
Baptisée sous tes talons innocents.
Attache-moi
Avec une mèche de tes cheveux,
Un fil qui pend à l’ourlet de ta robe…
Et je serai, peut-être, un dieu,
Peut-être un dieu,
Si j’effleurais ton coeur !
Si je rentre, enfouis-moi,
Bûche, dans ton âtre.
Et suspends-moi,
Corde à linge, sur le toit de ta maison.
Je ne tiens pas debout
Sans ta prière du jour.
J’ai vieilli. Ramène les étoiles de l’enfance
Et je partagerai avec les petits des oiseaux,
Le chemin du retour…
Au nid de ton attente !
(Mahmoud Darwich)
Recueil: La terre nous est étroite
Traduction: Elias Sanbar
Editions: Gallimard
II faut que tu te voies mourir
Pour savoir que tu vis encore
La mer est si haute et ton cœur bien bas
Fils de la terre mangeur de fleurs fruit de la cendre
Dans ta poitrine les ténèbres pour toujours couvrent le ciel
Soleil lâche la corde les murs ne dansent plus
Soleil laisse aux oiseaux des voies impénétrables.
(Paul Eluard)
Recueil: Le livre ouvert 1938-1944
Editions: Gallimard
Par toute la terre
lande errante
où le soleil me mènera la corde au cou
j’irai
chien des désirs forts
car la pitié n’a plus créance parmi nous
Voici l’étoile
et c’est la cible où la flèche s’enchâsse
clouant le sort qui tourne et règne
couronne ardente
loterie des moissons
Voici la lune
et c’est la grange de lumière
Voici la mer
mâchoire et bêche pour la terre
écume de crocs
barbes d’acier luisant aux babines des loups
Voici nos mains
liées aux marées comme le vent l’est à la flamme
Voici nos bouches
et l’horloge de minuit les dissout
quand l’eau-mère des ossatures
dépose les barques temporelles aux baies tranquilles de l’espace
et te fait clair comme un gel