Sentir qu’on est Quelqu’un
Équivaut à conduire
Son propre corbillard en quelque sorte —
La destination est claire.
Je ne veux pas être
La peau du fruit
Ni la chair
Ni même la graine,
Qui ne ferait que devenir un autre
Fruit bien portant
Le secret celé à l’intérieur de la graine
Devient mon besoin, et ainsi,
Je me réduis au néant
À l’intérieur de la graine.
Au début il fait froid,
Je frissonne,
Plus tard arrive une touche de vérité,
Un ferment dans les ténèbres,
Et enfin une lumière qui agace.
Pour l’heure c’est assez
Que je sois libre
D’être le Moi en qui je suis,
Qui n’est pas Quelqu’un —
Pas, en tout cas,
L’ego mortel,
Mais l’oeil de l’oeil
Qui s’efforce de voir
(Nissim Ezekiel) (1924-2004)
Recueil: Un feu au coeur du vent Trésor de la poésie indienne Des Védas au XXIème siècle
Traduction:
Editions: Gallimard
Je suis descendu sur ce terrain de jeu
et me suis retrouvé étranger et seul.
Ô Seigneur ! Où sont-ils ceux qui se passionnent
pour la dignité et le bel-agir ?
le déluge s’est déversé, le déluge des épreuves,
ses torrents ont emporté ma maison
excepté le château de mes rêves
chargé de l’auréole des enchantements
je suis sorti de ma peau comme le serpent,
puis j’ai regardé et voici que je suis Lui
j’ai accepté mon isolement
tel le compas qui tourne
sur sa circonférence,
mais le sort me fera à la fin
centre du cercle
la vie n’est que ruines,
rien qu’une poignée de vent,
alors relève tes pans
là où tu vas
(Khayr al-Din al-Asadi)
Recueil: Poésie Syrienne contemporaine
Traduction:de l’Arabe par Saleh Diab
Editions: Le Castor Astral
Si je devais vivre ma vie
sous forme de poisson-chat
dans des échafauds de peau et de moustaches
au fond d’un étang
et que tu venais à passer
un soir
où la lune brille
dans mon domicile de ténèbres
et que tu te tenais au bord
de mon affection
et pensais : « C’est magnifique
ici au bord de cet étang. J’aimerais
que quelqu’un m’aime. »
Eh bien moi je t’aimerais et serais ton ami
poisson-chat et chasserais de si tristes
pensées de ton esprit
et soudain tu serais
en paix,
et tu te dirais : « Je me demande
s’il y a des poissons-chats
dans cet étang. Ça semble être
un endroit parfait pour eux. »
***
Your Catfish Friend
If I were to live my life
in catfish forms
in scaffolds of skin and whiskers
at the bottom of a pond
and you were to come by
one evening
when the moon was shining
down into my dark home
and stand there at the edge
of my affection
and think, « It’s beautiful
here by this pond. I wish
somebody loved me »,
I’d love you and be your catfish
friend and drive such lonely
thoughts from your mind
and suddenly you would be
at peace,
and ask yourself, « I wonder
if there are any catfish
in this pond? It seems like
a perfect place for them. »
Les coeurs sont à laver
Les plaies sont enlevées
L’étoile d’araignée brille dans la serrure
Il ne reste déjà qu’une ombre
Sur le mur
Et le peu de chaleur que tu m’avais laissée
Qu’importe
On vit sans peine
Une main qui rôdait va souffler sur la plaine
Un pli noir se détend
Et la roue du soleil fait chavirer le temps
Le ciel prend l’air
Me reconnaîtras-tu
Ma peau est à l’envers
(René Guy Cadou)
Recueil: René Guy Cadou Poésie la vie entière oeuvres poétiques complètes
Traduction:
Editions: Seghers
De chaque heure
même la plus fragile
nous exigerons sa flamme
sa crête de lumière
un silence qui renoue
une parole ouverte par sa soif
le refus d’être accoutré de soi
de chaque heure sa rivière
mais il n’est de chant
que si l’oreille le veut
mais il n’est de profondeur
que si l’oeil résiste
de chaque heure nous visiterons l’envers
où l’âme peau sensible
à la lente respiration des arbres
enfin respire
longue joie rare et dense
dans l’instant
entre les mains
dont nous revenons vivants
(Jean-Pierre Siméon)
Recueil: Là où dansent les Éphémères 108 poètes d’aujourd’hui
Traduction:
Editions: Le Castor Astral
Les pins, les nuages et le ciel
Se reflètent en foyers mobiles
Un bref croisement de pupilles,
Chacun repart vers l’essentiel.
La souple surface des prés
Imite la peau cervicale,
La journée s’agite et s’étale ;
Retour au calme. Le jeu diapré
Des masses d’air en flaques huileuses
Qui circulent entre les collines
Capte nos intuitions, les ruine ;
L’après-midi est amoureuse.
Les noyaux de conscience du monde
Circulent sur leurs pattes arrière
Entre l’espace et sa lisière ;
Chacun sait que la Terre est ronde.
Chacun sait qu’il y a l’espace
Et que son ultime surface
Est dans nos yeux, et nous ressemble
(Ou qu’il ressemble à nos cerveaux,
Comme le modèle au tableau) ;
Quand nous tremblons, le monde tremble.
L’anneau de nos désirs
Se formait en silence
Il y a eu un soupir,
L’écho d’une présence.
Quand nous traverserons la peur
Un autre monde apparaîtra
Il y aura de nouvelles couleurs
Et notre coeur se remplira
De souffles qui seront des senteurs.
Des milliards d’yeux changent ta peau
En une étoffe de regards
Ma caresse joue ton plaisir
Lève des milliards de paupières
Et, dès lors, tu lis l’horizon
Les soleils braqués, le silence
Tu nais, lumineuse, à ton cours
Tu t’abats en toi, tu t’éclaires
Tu enflammes l’air alentour
Tu as le poids du sang, des signes
Tu luis de consumer le feu
D’être ce milliard de prunelles
Qui voient juste, qui t’ont changée
En une étoile à ton usage.
(Luc Bérimont)
Recueil: Le sang des hommes
Traduction:
Editions: Bruno Doucey