moi
qui chaque jour creuse sous ma peau
je n’ai soif
ni de vérité ni de bonheur ni de nom
mais de la source de cette soif
je ne promène pas mon petit démon bien policé
j’en ai dix mille me rongeant
et je leur souris
non pas comme une Joconde
non pas comme un bouddha satisfait de son détachement
non pas comme un yogi à l’âme soigneusement musclée
mais comme un homme
auquel tous les chemins ne sont pas bons
et
à mesure que le creux là-dessous va grandissant
d’étranges machines apparaissent dans mon corps
et d’abord cet oeil qui a percé à la racine du nez
et qui me fait douter de la valeur de mes yeux
condensation du regard
triangle à l’intérieur de mon crâne
triangle sans base
tel un entonnoir où s’engouffrent les cris
venus de la moelle épinière et du ventre
(du ventre dans lequel pousse
un énorme faisceau de racines flexibles
et dures comme des aiguilles d’acier)
triangle dont les parois incandescentes
tracent dans le cerveau une brûlure drainante
une brûlure qui est la présence même
la présence des choses
qui entrent en moi comme une décharge
une décharge brisant les écailles
brisant la paille et la poutre
brisant le filtre et les dents
il faudrait dire comment
dire la vision claire de cet oeil
qui n’a ni tendresse ni cynisme ni compassion
mais qui est vide et inexorable
tel un nuage d’abeilles au-dessus du gouffre
la présence approche
pattes de miel
douceur tiède
et
soudain
les mille piqûres des dards
il n’y a pas d’autre issue que le saut
mais
LE VIDE PORTE
les yeux regardent à travers le seul oeil
et dans l’épaisseur de midi
les choses entrent dans mon corps
l’espace se retrousse
dedans est immense
alors
tentation d’organiser aussitôt la conquête et d’en jouir
il fait soleil sous les épaules
Les soieries d’été sont douces au toucher
C’est un crépuscule de corsages entrouverts sur la promenade
Et de baisers volés le long des bassins du jardin public
Où se mirent longuement les filles et les étoiles
Sous la laine noire des arbres des voix tricotent
Peaux brunes la promenade est encore belle.
Poudre à vos yeux bleu de vos cernes
La lune en son halo de juillet.
II
Terrasse en surplomb d’où considérer les passants
Nappe en papier blanc serviette de papier rouge
Pizza Margarita des bulles de Valpolicella
Un soir comme celui-ci les voix sont faciles et lointaines
Le rire des convives applaudit
On grignote des morceaux de ciel
Du soleil couchant jusque dans l’assiette
Léger d’épaules et de visage
Cette vie grésille entre les doigts puis s’envole en fumée
Ce goût d’alcool et de tabac on voudrait que ça dure
Surtout ne pas bouger ne plus rien déranger.
Une mouche sur une brindille se tient en équilibre.
(Jean-Michel Maulpoix)
Recueil: Rue des fleurs
Editions: Mercure de France
Oh irons-nous m’avez-vous dit ?
Et certes je ne sais ce que vos seins à moi, et à vous mon sexe nous ajouteront.
L’amour ? tout et rien.
Et le faire n’est que peindre un ciel bleu de sommeil après l’orage.
Je ne sais s’il faut aller éteindre ce feu dans un lit ou s’il faut nous tenir l’un devant l’autre comme des cires.
Certes nous ne serons que des sexes froissés et des peaux furieuses l’une de l’autre.
Ou bien : rien que nos regards.
Choisissons entre planer et ramper.
Mon visage, mon visage : quand elles se toucheront, que décideront nos lèvres ?
Tenez-vous droit, qu’importe votre taille,
la teinte de votre peau
Votre esprit n’est que couleurs au-dedans
Vous êtes faits de la plus exquise lumière
De l’amour irisé qui forma vos mères, vos pères,
Vos grands-parents jusqu’à l’origine sur la route en spirale
Il n’y a pas de fin à cet amour
Il a formé vos corps
Nourrit vos esprits vifs
Et quoi qu’il arrive en ces temps de rupture —
Qu’importe les dictateurs, les sans-coeur, les menteurs
Qu’importe — vous êtes issus de ceux
Qui entretinrent la flamme des braises cérémoniales entre leurs mains
Pendant la longue route de l’exil implacable
Qui chantèrent le chemin traversant le massacre
Sans cesse, jusqu’à l’aube
Vous vous en sortirez —
***
FOR EARTH’S GRANDSONS
Stand tall, no matter your height, how dark your skin
Your spirit is all colors within
You are made of the finest woven light
From the iridescent love that formed your mothers, fathers
Your grandparents all the way back on the spiral road—
There is no end to this love
It has formed your bodies
Feeds your bright spirits
And no matter what happens in these times of breaking—
No matter dictators, the heartless, and liars
No matter—you are born of those
Who kept ceremonial embers burning in their hands
All through the miles of relentless exile
Those who sang the path through massacre
All the way to sunrise
You will make it through
(Joy Harjo)
Recueil: L’aube américaine
Traduction: de l’anglais (Etats Unis) par Héloïse Esquié
Editions: Globe
Il y la loi du Créateur qui
Nous dit :
Ne prends pas ce qui ne te revient pas.
Ne prends pas davantage que tu n’en peux
utiliser.
Respecte la vie et qui donne la vie.
Redonne.
Défends ton peuple quand il a besoin
D’être défendu.
Et lorsqu’un peuple dépouille ton esprit de
Ton corps et vend tes « peaux rouges » contre
Une prime, alors c’est lui
Qui a bafoué la loi.
***
Sioux-Soldier-Sold
There is the law of the Creator which Tells us:
Do not take what is not yours to take.
Do not take more than you can use.
Respect life and the giver of life.
Give back.
Defend your people when there is need
For defense.
And when a people strips your spirit of
Your body and sells your « red skins » for
Bounty, then they are the ones
Who have broken the law.
(Joy Harjo)
Recueil: L’aube américaine
Traduction: de l’anglais (Etats Unis) par Héloïse Esquié
Editions: Globe
La créature impavide qui m’épie
soulève parfois un léger rideau sombre
qui tremble comme s’il était un coeur.
Autour de lui nous tournons l’un et l’autre,
autour de cette contexture tiède
de fumée presque sans rêve.
Mais il arrive que le rideau vibratile
tourne autour de nous
et lève à son tour l’extrême
de cet obscur regard qui nous unit ou sépare,
cette peau aérienne qui devrait être chair
et non pas être dans l’air,
ce voile suspect d’attentes.
Épiant et épié, nous sentons alors
qu’on nous épie l’un et l’autre,
jusqu’à ce que nous soyons définitivement unis
ou définitivement séparés.
(Roberto Juarroz)
Recueil: Poésie verticale
Traduction: de l’espagnol par Roger Munier
Editions: Gallimard
Un enfant noir, à la peau noire, aux yeux noirs,
aux cheveux crépus ou frisés, est un enfant.
Un enfant blanc, à la peau rose, aux yeux bleus ou verts
aux cheveux blonds ou raides est un enfant
L’un et l’autre, le noir et le blanc,
ont le même sourire quand une main leur caresse le visage,
quand on les regarde avec amour et leur parle avec tendresse.
Ils verseront les mêmes larmes si on les contrarie,
si on leur fait mal.
[…]
Il n’existe pas deux visages absolument identiques.
Chaque visage est un miracle.
Parce qu’il est unique.
Deux visages peuvent se ressembler,
ils ne seront jamais tout à fait les mêmes.
La vie est justement ce miracle, ce mouvement permanent et changeant
qui ne reproduit jamais le même visage.
[…]
Vivre ensemble est une aventure où l’amour, l’amitié est une belle rencontre
avec ce qui n’est pas moi, avec ce qui est toujours différent de moi et qui m’enrichit.
(Tahar Ben Jelloun)
Recueil: L’insurrection poétique Manifeste pour vivre ici
Editions: Bruno Doucey
Il arriva que des femmes s’unirent, parlèrent.
Semblable et semblable.
Nos petites à faire craquer le cadre (murs, plancher, toiture)
s’en allèrent courir avec les bêtes du champ ou celles des rues.
Elles jouèrent et nous laissèrent parler,
tandis que les pères étaient en voyage forcé
et nous écrivaient malgré leur âge des lettres d’amour
que nos filles déchiraient,
gardant les timbres pour s’en décorer les joues, bien sûr.
Nous nous sommes mises à parler,
avec la peau, avec la gorge,
et nous attirions toutes les bêtes domestiques :
les chiens, les chats qui nous aimaient.
Claude, elle, avait rassemblé tous ses tableaux dans ses yeux,
afin de ne plus avoir à parler.
Il en sortait parfois, qui venaient nous illustrer.
Nous n’avions plus d’amies depuis des années.
Il faisait assez chaud pour en créer.
Le soleil nous reprit,
trouvant le sens des femmes, vapeurs, fumées.
Elles décidèrent de s’installer sur la terre pourtant,
entre les cailloux, les chardons, se mêler, se planter.
Quand un vent se leva alors dans leur feuillage.
(Françoise Favretto)
Recueil: L’insurrection poétique Manifeste pour vivre ici
Editions: Bruno Doucey