Comme autour de nous deux l’air est divinatoire !
Nous sommes imprégnés d’un secret merveilleux,
Nous sommes ceux pour qui nul mal n’est périlleux,
Nous vivons une grande et facile victoire.
Nous sommes l’un pour l’autre en héroïque honneur,
En tous tes mouvements je suis essentielle,
Quand je ne te vois pas, ta présence est réelle,
Et de nous chaque chose est le plus grand bonheur.
C’est à cause de toi qu’un matin je suis née,
Et seul, mon coeur puissant t’a pleinement conçu,
Que je t’ai possédé, toi que je n’ai pas eu,
Ô mon unique amant, que je me suis donnée !
Nous sommes à nous deux toute l’immensité
Rien n’est si beau que toi quand je vois que tu m’aimes,
Nous sommes un amour au-dessus de nous-mêmes,
Indicible, immuable, extrême, innocenté.
Qui connaîtra jamais la muette musique
Émanant de nous deux quand nous nous regardons,
Et même détournés, figés, sans abandons,
Ah ! notre grand plaisir idéal et physique.
(Jane Catulle-Mendès)
Recueil: Je serai le FEU (Diglee)
Editions: La ville brûle
Dans notre ancien jardin
les enfants étaient grands
Ils voyaient déjà des choses
aux confins du feuillage
qu’ils pensaient plus tard atteindre
dans un seul élan
et qui restent leur secret
car l’ultime distance
nous ne l’avons jamais franchie
C’est nous aujourd’hui
au souvenir des arbres
qui sommes devenus petits
(Maram al-Masri)
Recueil: Cerise rouge sur carrelage blanc
Editions: Bruno Doucey
Solitude au vent, ô sans pays, mon Île,
Que les barques de loin entourent d’élans
Et d’appels, sous l’essor gris des goélands,
Mon Île, mon lieu sans port, ni quai, ni ville,
Mon Île où s’élance en secret la montagne
La plus haute que Dieu heurte du talon
Et repousse… Ô Seule entre les aquilons
Qui n’a que la mer farouche pour compagne.
Temps où se plaint l’air en éternels préludes,
Mon Île où l’Amour me héla sur le bord
D’un chemin de cieux qui descendait à mort,
Espace où les vols se brisent, Solitude.
Solitude, Aire en émoi de Cœur immense
Qui sans cesse jette au large ses oiseaux,
Sans cesse au-dessus d’infranchissables eaux,
Sans cesse les perd, sans cesse recommence.
Désolation royale, terre folle
Que berce l’abîme entre ses bras massifs,
Mon Île, tu tiens un Silence captif
Qu’interroge en vain la houle des paroles.
(Marie Noël)
Recueil: Poètes d’aujourd’hui – Marie Noël
Editions: Pierre Seghers
Une fois, presque à la fin de la journée,
elle (ma nourrice) m’a conduite très loin,
au bord du monde, dans un champ mystérieux
où nous avons coupé avec la faucille
de grandes fougères.
Je n’ai jamais retrouvé ce champ.
Il n’avait pas d’entrée.
Mais un bonheur était dedans,
sur le bord du soleil qui allait partir.
Comment étions-nous venues là
toutes les deux,
sans route ni sentier?
*
Quand viendra le soir, au bout des années
Où, l’épaule basse et les yeux rougis,
Je ne serai plus, traînante et fanée,
Qu’une vieille en trop qui vague au logis.
Alors, quand le jour hésite et décline,
Comme une étrangère à jamais qui part,
A jamais… alors, comme une orpheline
Dont le cri n’a plus d’abri nulle part,
Je m’en irai seule avec mon pauvre âge
Qui n’a plus ni chant, ni charme, ni fleur,
Je m’en irai seule à la mort sauvage,
Sans faire alentour ni bruit ni malheur.
J’irai retrouver le pré seul au monde
0ù je traversai, petite, un bonheur
Que nul autre pré ne sut à la ronde,
Le champ oublié de tous les faneurs;
Le champ égaré depuis mon enfance
Que les bois au fond de leur secret noir
Ont si loin serré dans un grand silence
Que nul sentier clair n’a su le revoir.
Là se tient la fleur qui n’est pas sortie
Pour d’autres que moi dans mon prime temps.
Peut-être en ce champ, derrière l’ortie,
Que l’oiseau de l’aube à mi-ciel m’attend?
J’entrerai dedans sans bouquet ni gerbe,
La fleur et l’oiseau perdus y seront.
Je m’enfermerai dans ma chambre d’herbe…
Ce que j’y viens faire, eux seuls le sauront.
…….
Pas à pas le temps faible qui persiste
A battre en mon coeur sans savoir pourquoi
Sortira du monde… Et les feuilles tristes
Qui meurent le soir tomberont sur moi.
(Marie Noël)
Recueil: Poètes d’aujourd’hui – Marie Noël
Editions: Pierre Seghers
Je voudrais retrouver le pays natal de ma poésie,
la contrée sauvage d’où elle m’est venue de si loin,
avec ses songes, ses épouvantes, sa plainte mélancolique,
ce frémissement de grande solitude
qui me mêle toute aux arbres les plus tourmentés,
aux landes les plus hantées de signes et de présages,
et m’arrête, le soir, à la porte de je ne sais quelle chaumière
secrète et basse où le feu veille,
comme au seuil jamais oublié de ma plus ancienne demeure.
Ce lieu de naissance d’avant naissance
n’est pas ici, à Auxerre…
où il fait clair, juste et net,
où les yeux ne voient que ce qu’ils voient,
sans buée ni brouillard.
(Marie Noël)
Recueil: Poètes d’aujourd’hui – Marie Noël
Editions: Pierre Seghers
Sur mon chemin du soir je veux y voir des roses
Epanouir ma nuit dès le réveil des choses
Concevoir chaque jour comme un brillant flambeau
Retenir du passé ce qu’il offre de beau.
Sur mon chemin du soir j’y peux trouver encore
De sûres amitiés belles comme l’aurore
Surprenant mon regard chargé parfois de pleurs
Et l’ombre de s’enfuir pour me laisser des fleurs.
Sur mon chemin du soir le ciel je le contemple
Dans sa divine aisance il garde nos secrets
Tandis que tout mon coeur abolit ses regrets…
— Je porte mon amour vers son immense temple.
Il pleut très doucement dans un poème
et la ville est couchée là tout près comme un bon chien,
des choses passent et puis d’autres reviennent
il y a des mots qui sont lourds de soleil
et qui disent très bien la fourrure secrète d’une femme
et d’autres qui sont pleins de brume jusqu’au réveil
il pleut si doucement que c’est peut-être un autre monde
pareil à celui-ci mais sans hâte et sans orgueil
et c’est dans le dedans de soi comme des gouttes de silence.
(Claude Esteban)
Recueil: Anthologie de la poésie française du XXè siècle
Editions: Gallimard
J’aurai beaucoup trop chaud peut-être
Il fera sombre, que m’importe
Je n’ouvrirai pas la fenêtre
Et laisserai fermée ma porte
Je veux garder pour en mourir
Ce que vous avez oublié
Sur les décombres de nos désirs
Votre parfum Sur L’oreiller
Laissez-moi deviner
Ces subtiles odeurs
Et promener mon nez
Parfait inquisiteur
Il y a des fleurs en vous
Que je ne connais pas
Et que gardent jaloux
Les replis de mes draps
Oh, la si fragile prison!
Il suffirait d’un peu de vent
Pour que les chères émanations
Quittent ma vie et mon divan
Tenez, voici, j’ai découvert
Dissimulées sous l’évidence
De votre Chanel ordinaire
De plus secrètes fulgurances
Il me faudrait les retenir
Pour donner corps à l’éphémère
Recomposer votre élixir
Pour en habiller mes chimères
Sans doute il y eut des rois
Pour vous fêter enfant
En vous disant « Reçois
Et la myrrhe et l’encens »
Les fées de la légende
Penchées sur le berceau
Ont fleuri de lavande
Vos yeux et votre peau
J’ai deviné tous vos effets
Ici l’empreinte du jasmin
Par là la trace de l’oeillet
Et là le soupçon de benjoin
Je pourrais dire ton enfance
Elle est dans l’essence des choses
Je sais le parfum des vacances
Dans les jardins couverts de roses
Une grand-mère aux confitures
Un bon goûter dans la besace
Piquantes ronces, douces mûres
L’enfance est un parfum tenace
Tout ce sucre c’est vous
Tout ce sucre et ce miel
Le doux du roudoudou
L’amande au caramel
Les filles à la vanille
Les garçons au citron
L’été sous la charmille
Et l’hiver aux marrons
Je reprendrais bien volontiers
Des mignardises que tu recèles
Pour retrouver dans mon soulier
Ma mandarine de Noël
Voici qu’au milieu des bouquets
De douces fleurs et de bonbons
S’offre à mon nez soudain inquiet
Une troublante exhalaison
C’est l’odeur animale
De l’humaine condition
De la sueur et du sale
Et du mauvais coton
Et voici qu’ils affleurent
L’effluve du trépas
L’odeur d’un corps qui meurt
Entre ses derniers draps
Avant que le Temps souverain
Et sa cruelle taquinerie
N’emportent votre amour ou le mien
Vers d’autres cieux ou d’autres lits
Je veux garder pour en mourir
Ce que vous avez oublié
Sur les décombres de nos désirs
Toute votre âme Sur L’oreiller
(Juliette)
Recueil: Des chansons pour le dire Une anthologie de la chanson qui trouble et qui dérange (Baptiste Vignol)
Editions: La Mascara TOURNON