Je veux être aimée pour moi-même
Et non pas pour mes ornements
Je veux être adorée quand même
Sans cheveux, sans chair et sans gants
Belle dans le simple appareil
D’une fille arrachée au sommeil
Eternelle éternelle
Avec des habits, c’est facile
Avec des bijoux, des fourrures
J’aime ce qui est difficile
Je veux être aimée sans parure
Je veux être aimée pour ma peau
Et non pas pour des peaux de bêtes
Aimée pour la soie de mon dos
Et non pour les soies qui me vêtent
Belle dans le simple appareil
D’une fille arrachée au sommeil
Eternelle éternelle
Avec des cheveux c’est facile
On peut se cacher derrière eux
J’aime ce qui est difficile
Je veux être aimée sans cheveux
Je veux être aimée pour mon crâne
Pour mon petit os pariétal
Je veux que les hommes se damnent
Pour mon charmant occipital
Belle dans le simple appareil
D’une fille arrachée au sommeil
Eternelle éternelle
Avec des chairs c’est trop facile
C’est vulgaire et c’est malhonnête
J’aime ce qui est difficile
Je veux qu’on aime mon squelette
Je veux être aimée pour le pire
Je veux être aimée pour mes os
Je veux que les hommes délirent
Comme des chiens sentimentaux
Belle dans le simple appareil
D’une fille arrachée au sommeil
Eternelle éternelle Eternelle éternelle…
Méconnaître que le fleuve est une épée
et que les choses rêvent leurs rêves propres
c’est ignorer qu’ici,
près de notre regard
en existe un autre:
le regard secret du monde.
Quand on le découvre,
la vie se retourne comme un gant
qui dégage la main qu’il enfermait
et le tact libéré
touche pour la première fois tout ce qui existe.
La réalité est un temps plié
qu’il faut déplier comme une toile
d’une singulière délicatesse
pour trouver au dedans
une autre main qui attend.
La scène est au soleil de midi, l’été, entre plaine et forêt.
Le Poète : Le lit des choses est grand ouvert.
Je me suis endormi, pensant que c’était trop beau
et que la terre s’échapperait.
Je craignais tout des ventilations absurdes d’une nuit en colère.
Les matins me fustigeaient.
Je vivais crédulement.
Sourcier infatigable, je cherchais l’Orifice originel,
premier ouvrage par où passer la tête et crier au Soleil.
J’ai trouvé ! Je confectionne sur mesure une amoureuse.
Ma femme sera mon paysage sensuel, le diorama de mon âme.
Le monde s’est embelli.
J’aspire littéralement l’avenir.
La clarté du jour m’assiste.
Je grimpe à l’échelle de corde de l’enthousiasme.
O c’est plus que jamais l’heure des diamants érectiles !
Les alentours se métamorphosent.
De coutume le cœur de la biche ne boule pas ainsi, l’eau a moins de charme,
les oiseaux ne tombent pas si verticalement sur le ciel,
l’air n’offre pas sa charpente avec autant de pompe ou de vigueur.
Je vois enfin le plus beau frisson de l’arbre.
Et le silence a trop vite plongé son glaive dans la pierre
pour que je ne devine rien : Tu es là.
L’Amoureuse : Je t’aime.
Le Poète : Je t’ai vue de toutes parts.
Je n’osais décoller tes lèvres du poème.
Il y a tant de choses qui nous invitent
aux festins de la terre.
Toi présente je n’ai plus que ta vérité
pour sauver les mots de leur honte.
Je voudrais pouvoir me taire.
Or pourquoi ai-je toujours une question à poser ?
L’Amoureuse : Dis-moi.
Le Poète : A quoi reconnais-tu que je t’aime ?
L’Amoureuse : A ta volonté. Et toi ?
Le Poète : Au plaisir que tu as à m’obéir.
L’Amoureuse : Ne suis-je point ta femme ?
Le Poète : Il est vrai.
Tu te donnes fière, fine, florissante, agenouillée,
rejetée en arrière, arche harmonieuse
d’où les serviteurs fous de lumière s’envolent ;
étale, pour tracer à la langue les routes fraîches qui mènent au cri.
L’Amoureuse : Quand il fait jour je pense à la nuit
Le Poète : et la nuit je fêle ta voix,
je m’initie à ton parfum, tes seins fermissent,
tu tires mes yeux
L’Amoureuse : et tu me frises
et me tutoies avec des gants.
Le Poète : Je tords la joie de vivre.
Je te visite entière. Je t’irise.
A mon aise je t’incendie.
L’Amoureuse : Tu me parcours
Le Poète : C’est alors que j’oublie le revers des villes,
le souci de vivre au milieu des flèches.
Je retrouve intacte mon enfance.
Je jouerais des siècles avec tes boucles.
Je t’emmènerai au Pays des Manières limpides.
Je t’accrocherais un cristal de neige éternelle au corsage.
Tu choisirais tes lacs, tes rives, tes chaînes de montagnes.
Tu commanderais ton ciel, ta saison, les robes des lendemains.
Pour toi, sur les chemins de ronde,
nous sortirions minuit de nos poches
et nous ferions du feu.
L’Amoureuse : Comme je t’appartiens !
Tu as le sens des mouvements qui me grisent,
et la diction d’un fanal.
Mes flots se teintent.
Tu renverses l’azur en moi.
Tu jalonnes mon ventre d’ifs tout allumés.
C’est la fête. Je t’accompagne.
Nous descendons au ralenti un escalier de pourpre,
je me voile dans l’écume, le vent se lève,
tu t’effaces devant les portes, où suis-je ?
Mais tu ne réponds pas, tu m’inspires des flambeaux de passage,
tu déplies soigneusement la volupté, tu détournes ma soif,
tu me prolonges, tu me chrysalides
et je suis de nouveau élue.
Alors je danse, je danse, je danse !
comme une flamme debout sur la mer !
les paupières fermées. Je suis nue, j’en ai conscience
et je te remercie parce que la fin de la folie est imprévisible.
Tu échafaudes des merveilles.
Tu me crucifies à toi.
Je suis bien.
Laisse-moi te dire : j’ai besoin d’être voyagée comme une femme.
Depuis des jours et des nuits tu me révèles.
Depuis des nuits et des jours
je me préparais à la noce parfaite.
Je suis libre avec ton corps.
Je t’aime au fil de mes ongles,
je te dessine.
Le cœur te lave. Je t’endimanche.
Je te filtre dans mes lèvres.
Tu te ramasses entre mes membres.
Je m’évase.
Je te déchaîne
Le Poète : Je t’imprime
L’Amoureuse : je te savoure
Le Poète : je te rame
L’Amoureuse : je te précède
Le Poète : je te vertige
L’Amoureuse : et tu me recommences
Le Poète : je t’innerve te musique
L’Amoureuse : te gamme te greffe
Le Poète : te mouve
L’Amoureuse : te luge
Le Poète : te hanche te harpe te herse te larme
L’Amoureuse : te mire t’infuse te cytise te valve
Le Poète : te balise te losange te pylône te spirale te corymbe
L’Amoureuse : l’hirondelle te reptile t’anémone
te pouliche te cigale te nageoire
Le Poète : te calcaire te pulpe te golfe te disque
L’Amoureuse : te langue le lune te givre
Le Poète : te chaise te table te lucarne te môle
L’Amoureuse : te meule
Le Poète : te havre te cèdre
L’Amoureuse : te rose te rouge te jaune
te mauve te laine te lyre te guêpe
Le Poète : te troène
L’Amoureuse : te corolle
Le Poète : te résine
L’Amoureuse : te margelle
Le Poète : te savane
L’Amoureuse : te panthère
Le Poète : te goyave
L’Amoureuse : te solive te salive
Le Poète : te scaphandre
L’Amoureuse : te navire te nomade
Le Poète : t’arque-en-ciel
L’Amoureuse : te neige
Le Poète : te marécage
L’Amoureuse : te luzule
Le Poète : te sisymbre te gingembre
t’amande te chatte
L’Amoureuse : t’émeraude
Le Poète : t’ardoise
L’Amoureuse : te fruite
Le Poète : te liège
L’Amoureuse : te loutre
Le Poète : te phalène
L’Amoureuse : te pervenche
Le Poète : te septembre octobre novembre décembre
et le temps qu’il faudra
Tout est là qui attend
Le signe altier d’un gant dans l’ombre
La caresse du vent
Et ces toits qui descendent en miroirs vers la mer
Nous ne serons jamais à quai
Ou pour une escale très brève
Quelques instants sur quoi fermer les yeux
Avant de repartir accordés
Du sel aux coins des lèvres
Le temps qui s’est levé
Entre les draps bleus d’un lit du Rajasthan
N’est pas de ceux qui passent
Il appartient au présent chaviré
Triomphant des naufrages et des peurs
Les questions peuvent rester divinement sans réponse
Et se transporter ailleurs
Avec une sorte d’allégresse neuve
Une ferveur qui parle aux étoiles en plein jour
Je me sens l’âme à la verticale
Et tout est là qui n’attend pas
(André Velter)
Recueil: La vie en dansant suivi de Au cabaret de l’éphémère et de Avec un peu plus de ciel
Editions: Gallimard
Quel beau visage
m’a dit la fille aux beaux yeux
derrière son comptoir
je lui ai souri heureuse
comme une mariée amoureuse
je voulais justement entendre quelque chose de ce genre
pour aller mieux
parfois il suffit de si peu
de presque rien
à peine d’un geste
d’un regard ;
comme quand dans les camps
on nous concédait une pomme de terre
un navet
un gant troué.
En de tels moments la vie est belle
et comme les hommes sont bons.
(Edith Bruck)
Recueil: La voix de la Vie
Traduction: René de Ceccatty
Editions: Payot & Rivages
Quand la douce brise s’aigrit,
Que les feuilles tombent des branches,
Que le babil de l’oiseau change,
Je soupire et chante l’amour,
Car il m’a pris dans ses filets,
Moi qui n’ai jamais su le prendre.
Hélas ! d’amour je n’ai gagné
Que des tortures et des angoisses.
Mon désir s’élance vers vous
Mais il ne peut pas vous atteindre
Et rien ne me fait plus envie
Que ce qui s’éloigne de moi.
Tant m’enchante la pure perle
Que je n’aime rien autant qu’elle,
Mais je ne peux, tant elle m’émeut,
Devant elle dire ma peine
Car si je le fais, je crois bien
Que je n’aurai plus cœur ni tête.
La plus belle femme auprès d’elle
Que vaudrait-elle ? Un doigt de gant !
Que l’univers tombe dans l’ombre,
Autour d’elle tout resplendit.
Dieu m’accorde de l’approcher
Et de la voir à son coucher !
Que je dorme ou veille je tremble,
Je tressaille et frémis d’amour.
Si grande est ma peur d’en périr
Que je n’ose pas la prier.
Deux, trois ans je la servirai
Puis lui dirai le vrai, peut-être.
Je ne peux vivre ni mourir,
Ni guérir du mal qui m’accable.
Comment puis-je d’elle jouir?
Je ne suis pas devin. Mystère !
Elle est celle qui peut m’abattre
Ou m’élever quand elle le veut.
J’aime fort qu’elle me rende fou,
Qu’elle me laisse là, nez levé,
Qu’elle rie de moi, qu’elle me bafoue
Autant en public qu’en privé.
Après le mal viendra le bien,
Je n’attends que son bon plaisir.
S’il tarde, que ne suis-je mort
À l’instant même où je la vis !
Hélas ! avec quelle douceur
M’ont tué ses beaux airs d’amour !
Elle me tient en telle prison
Que je ne veux en voir nulle autre.
Dans ma peine, seul réconfort :
Que je me taise ou la courtise
Par elle seule je serai
Fidèle ou faux, loyal ou fourbe,
Détestable ou vrai gentilhomme,
Impavide ou tremblant d’émoi.
Mais que cela déplaise ou non
Elle peut à son gré me garder.
Cercamon dit: n’est pas courtois
Celui qui d’amour désespère.
(Cercamon)
Recueil: Poésie des troubadours
Traduction: Texte français de René Nelli, René Lavaud et Henri Gougaud
Editions: Points
Les paroles distribuées au vent
Les perles du collier
et la main sous le gant
Au soir l’étoile tremble
Un oeil s’ouvre en passant
Je ne connais personne
La nuit vient en courant
Et tout ce qui m’égale fuit dans le même sens
Derrière c’est la peur qui pousse
Tout le monde est pressé
La voiture qui roule
L’eau blanche qui s’étend
La vague des visages
Les mains
Rien
Aucune ombre ne calme cet élan
Les remous près du sol s’éteignent
Dans l’axe la matière vive et tout le temps
Le tour de la maison
du monde
Jusqu’à l’appui fermé plus tard à l’horizon
(Pierre Reverdy)
Recueil: Main d’oeuvre 1913-1949
Editions: Gallimard
Adieu assis au sol,
Orphée à la voltige
Poète en panier magique
Filons sans fil aux ailes
Sans rimes ni vertige
Sans gants de filoselle
Sans regrets ni trompettes
Sans tambours ni violoncelles.