Je veux être aimée pour moi-même
Et non pas pour mes ornements
Je veux être adorée quand même
Sans cheveux, sans chair et sans gants
Belle dans le simple appareil
D’une fille arrachée au sommeil
Eternelle éternelle
Avec des habits, c’est facile
Avec des bijoux, des fourrures
J’aime ce qui est difficile
Je veux être aimée sans parure
Je veux être aimée pour ma peau
Et non pas pour des peaux de bêtes
Aimée pour la soie de mon dos
Et non pour les soies qui me vêtent
Belle dans le simple appareil
D’une fille arrachée au sommeil
Eternelle éternelle
Avec des cheveux c’est facile
On peut se cacher derrière eux
J’aime ce qui est difficile
Je veux être aimée sans cheveux
Je veux être aimée pour mon crâne
Pour mon petit os pariétal
Je veux que les hommes se damnent
Pour mon charmant occipital
Belle dans le simple appareil
D’une fille arrachée au sommeil
Eternelle éternelle
Avec des chairs c’est trop facile
C’est vulgaire et c’est malhonnête
J’aime ce qui est difficile
Je veux qu’on aime mon squelette
Je veux être aimée pour le pire
Je veux être aimée pour mes os
Je veux que les hommes délirent
Comme des chiens sentimentaux
Belle dans le simple appareil
D’une fille arrachée au sommeil
Eternelle éternelle Eternelle éternelle…
Si l’olive se souvient de son planteur
Son huile se transformera en larmes
Oh ! sagesse des ancêtres, notre corps
pour vous deviendra un habit de protection.
On va éplucher les épines par nos cils
et on va couper la tristesse
et l’enlever de notre terre.
L’olivier conservera sa couleur verte à jamais
et rentrera dans la terre comme une arme
Écris que je pleure à cause des mères.
De mes mères plus anciennes.
Des fines et belles
amantes aux fenêtres,
que le mort a surprises inabouties
et qui traînent leurs journées, maternelles
sur les photographies d’un salon
et les broderies.
Je pleure à cause des lumières qui s’allument
et de dimanche ce chat pelotonné
à ma fenêtre.
La peur met ses beaux habits
et attend.
Écris.
Que je pleure à cause des cyclones,
du peu de nourriture,
de tous les Peu,
des séismes
qui ne préviennent pas.
Je pleure car elle est venue en vain,
la nouvelle qu’hier tu as vu
le premier papillon.
je pleure car l’éphémère n’est pas une nouvelle.
Écris. Je pleure
car le hasard s’est enfermé chez lui,
le sursis est arrivé au bourreau,
la gourde est arrivée au désert,
la Jeunesse est arrivée à la photo.
Je pleure car qui sait qui fermera
les yeux de mes jours.
Arrose toi-même la plante
et laisse-moi pleurer car…
(Kiki Dimoula)
Recueil: Le Peu du monde suivi de Je te salue Jamais
Traduction: du grec par Michel Volkovitch
Editions: Gallimard
L’herbe a grandi au fossé profond
l’homme en marchant fixe
le nuage étiré
frangé comme son habit gris
des chiens aux horizons béants
diversement aboient
pourtant c’est la paix
le jour va s’incliner
il faudra bien encore
couper le pain à la nuit
assis sur le billot rustique
avec en fin de compte
l’impensable mort.
(Jean Follain)
Recueil: Exister suivi de Territoires
Editions: Gallimard
Cet homme à l’habit sombre
porte aux pieds des bottines hâves
où montent des insectes fins
les moellons de la maison
sont par le dur ciment liés
il grandit le hêtre rouge
le paysage est celui
où se déroulera
une bataille d’étrangers
dont l’air charriera les bruits
dans cette campagne altérée
où tremblent à peine les cimes.
(Jean Follain)
Recueil: Exister suivi de Territoires
Editions: Gallimard
Rose, ô toi trônante, pour eux, aux anciens temps,
calice au bord banal tu étais.
Pour nous tu es la pleine innombrable fleur pourtant,
tu es l’inépuisable objet.
Dans ta richesse, tu nous parais comme habit sur habit
autour d’un corps fait d’éclat pur;
pourtant ton moindre pétale est a la fois le déni
et le mépris de toute parure.
Depuis des siècles a pour nous ton parfum
ses noms les plus suaves fait retentir ;
dans l’air, comme en gloire, il repose soudain.
Cependant, nous ne savons le nommer, nous cherchons…
Et puis vers lui retourne le souvenir
qu’aux heures remémorables nous demandions.
***
Rose, you enthroned, to them, in ancient times, you were
a calyx with a rim quite plain.
To us, you’re yet the full uncounted flower fair,
the inexhaustible domain.
In your richness you look like clothing on clothing
around a body of pure fire ;
yet each of your petals at once is the shunning
and disowning of all attire.
To us, century after century,
did your perfume its sweetest names proclaim ;
suddenly, it hangs in the air like glory.
We still don’t know how to name it, we guess…
And memory returns to it, as a claim
to the rememberable hours we press.
***
Rose, du thronende, denen im Altertume
warst du ein Kelch mit einfachem Rand.
Uns aber bist du die volle zahllose Blume,
der unerschöpfliche Gegenstand.
In deinem Reichtum scheinst du wie Kleidung um Kleidung
um einen Leib aus nichts als Glanz;
aber dein einzelnes Blatt ist zugleich die Vermeidung
und die Verleugnung jedes Gewands.
Seit Jahrhunderten ruft uns dein Duft
seine süfßesten Namen herüber;
plötzlich liegt er wie Ruhm in der Luft.
Dennoch, wir wissen ihn nicht zu nennen, wir raten…
Und Erinnerung geht zu ihm über,
die wir von rufbaren Stunden erbaten.
(Rainer Maria Rilke)
Recueil: Les sonnets à Orphée
Traduction: Claude Neuman
Editions: Ressouvenances