Discours d’ouverture du Congrès littéraire international – 7 juin 1878
[…]
Ah ! la lumière !
la lumière toujours !
la lumière partout !
Le besoin de tout c’est la lumière.
La lumière est dans le livre.
Ouvrez le livre tout grand.
Laissez-le rayonner, laissez-le faire.
Qui que vous soyez
qui voulez cultiver, vivifier, édifier, attendrir, apaiser,
mettez des livres partout ;
enseignez, montrez, démontrez ;
multipliez les écoles ;
les écoles sont les points lumineux de la civilisation.
Vous avez soin de vos villes,
vous voulez être en sûreté dans vos demeures,
vous êtes préoccupés de ce péril, laisser la rue obscure ;
songez à ce péril plus grand encore, laisser obscur l’esprit humain.
Les intelligences sont des routes ouvertes ;
elles ont des allants et venants,
elles ont des visiteurs, bien ou mal intentionnés,
elles peuvent avoir des passants funestes ;
une mauvaise pensée est identique à un voleur de nuit,
l’âme a des malfaiteurs ; faites le jour partout ;
ne laissez pas dans l’intelligence humaine
de ces coins ténébreux où peut se blottir la superstition,
où peut se cacher l’erreur, où peut s’embusquer le mensonge.
L’ignorance est un crépuscule ; le mal y rôde.
Songez à l’éclairage des rues, soit ;
mais songez aussi, songez surtout,
à l’éclairage des esprits.
[…]
(Victor Hugo)
Recueil: L’insurrection poétique Manifeste pour vivre ici
Editions: Bruno Doucey
Je veux être aimée pour moi-même
Et non pas pour mes ornements
Je veux être adorée quand même
Sans cheveux, sans chair et sans gants
Belle dans le simple appareil
D’une fille arrachée au sommeil
Eternelle éternelle
Avec des habits, c’est facile
Avec des bijoux, des fourrures
J’aime ce qui est difficile
Je veux être aimée sans parure
Je veux être aimée pour ma peau
Et non pas pour des peaux de bêtes
Aimée pour la soie de mon dos
Et non pour les soies qui me vêtent
Belle dans le simple appareil
D’une fille arrachée au sommeil
Eternelle éternelle
Avec des cheveux c’est facile
On peut se cacher derrière eux
J’aime ce qui est difficile
Je veux être aimée sans cheveux
Je veux être aimée pour mon crâne
Pour mon petit os pariétal
Je veux que les hommes se damnent
Pour mon charmant occipital
Belle dans le simple appareil
D’une fille arrachée au sommeil
Eternelle éternelle
Avec des chairs c’est trop facile
C’est vulgaire et c’est malhonnête
J’aime ce qui est difficile
Je veux qu’on aime mon squelette
Je veux être aimée pour le pire
Je veux être aimée pour mes os
Je veux que les hommes délirent
Comme des chiens sentimentaux
Belle dans le simple appareil
D’une fille arrachée au sommeil
Eternelle éternelle Eternelle éternelle…
Taverne bénie, pourquoi te cacher?
perdue de frayeurs j’ai longtemps marché.
Je rêvais d’abri, de repos.
Si je te supplie resteras-tu close?
***
0! Blessed Tavern
O! blessed tavern wherefore art thou hidden
I’ve journeyed far with fears and cares beridden,
Longing to find a shelter and a rest.
Wilt thou not open thy door if kindly bidden?
(Kate Chopin)
Recueil: Sous le ciel de l’été
Traduction: Gérard Gâcon
Editions: Université de Saint-Étienne
«Je»
est une façon de voir les choses comme
à travers un périscope
par lequel arrive la peur
ou la satisfaction du capitaine
et de l’équipage quand l’ennemi est pulvérisé.
Ensuite on plonge, on plonge
se cacher tout au fond,
on rentre en soi-même comme des animaux
dont la mémoire a perdu les choses
qu’ils ont tuées et ce qu’ils sont,
quel grand cadeau et quelle terreur plus grande encore
quand l’animal et l’ange s’unissent derrière une étoile
le maigre «je » passe doucement dans le noir.
(Ron Padgett)
Recueil: On ne sait jamais
Traduction: Claire Guillot
Editions: Joca Seria
Sur la rive du Nil un jour deux beaux enfants
S’amusaient à faire sur l’onde,
Avec des cailloux plats, ronds, légers et tranchants,
Les plus beaux ricochets du monde.
Un crocodile affreux arrive entre deux eaux,
S’élance tout-à-coup, happe l’un des marmots,
Qui crie et disparaît dans sa gueule profonde,
L’autre fuit, en pleurant son pauvre compagnon.
Un honnête et digne esturgeon,
Témoin de cette tragédie,
S’éloigne avec horreur, se cache au fond des flots ;
Mais bientôt il entend le coupable amphibie
Gémir et pousser des sanglots :
Le monstre a des remords, dit-il : ô providence,
Tu venges souvent l’innocence ;
Pourquoi ne la sauves-tu pas ?
Ce scélérat du moins pleure ses attentats ;
L’instant est propice, je pense,
Pour lui prêcher la pénitence :
Je m’en vais lui parler.
Plein de compassion,
Notre saint homme d’esturgeon
Vers le crocodile s’avance :
Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait ;
Livrez votre âme impitoyable
Au remords, qui des dieux est le dernier bienfait,
Le seul médiateur entre eux et le coupable.
Malheureux, manger un enfant !
Mon cœur en a frémi ; j’entends gémir le vôtre…
Oui, répond l’assassin, je pleure en ce moment
De regret d’avoir manqué l’autre.
Tel est le remords du méchant.
Quel est cet homme universel qui se cache dans les racines
Quel est ce si profond secret vivant au cœur de ces Dieux morts
Et qui, dans le silence des nuits anciennes d’avant l’homme
Appelle et reconstruit le monde par le miracle de la voix ?
Forêts, forêts crépues, hautes cascades du déluge
Chairs molles mêlées d’eaux qui deviendrez des continents
Iles, qui dérivez sur des fleuves énormes
Caillots de boues et d’arbres verts au fil des veines couleur d’argent,
Quelles forces vous ont fixées et quelles forces vous arrachent,
Qui vous construit et vous divise, quel architecte fou d’oiseaux
Délire et crée, avec de la vase et des germes
Un univers où les forêts par pans entiers tombent dans l’eau ?
Racines, vous réconciliez la mort fugitive et les marées
Et vos monstres occasionnels n’expriment rien que l’accident,
Il y a mieux en vous que des masques et des parures
L’histoire de la mer, de la terre et du temps.
(Pierre Seghers)
Recueil: Max-Pol Fouchet La poésie française Anthologie thématique
Editions: Seghers