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CHANSON (Marie Noël)

Posted by arbrealettres sur 22 janvier 2024



Illustration: Henri-Fantin Latour
    
CHANSON

Nous étions deux soeurs chez nous :
La laide et la belle.
L’une avait les yeux si doux
Que tous après elle
Couraient sans savoir pourquoi.
Sa soeur, l’autre… c’était moi.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Elle avait cent jolis airs :
Un timide, un tendre,
Des tristes, des gais, des fiers,
Cent regards pour prendre
L’amour dans les coeurs tout bas…
Mais moi, je ne savais pas.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Elle avait quatre beaux temps
Pour se plaire au monde :
L’hiver, l’été, le printemps,
L’automne à la ronde,
Pressés d’arriver chacun…
Mais moi, je n’en avais qu’un.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Elle avait deux paradis :
L’air des matins roses
Pour sa joie et le logis
Aux fenêtres closes
Pour son bonheur au soir brun…
Mais moi, je n’en avais qu’un.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Tant d’amis l’avaient d’amour
Toute enveloppée,
Qu’elle était, la nuit, le jour,
Sans cesse occupée
À n’en oublier aucun…
Mais moi, je n’en avais qu’un.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Lui, c’était lui mon été,
Ma terre fleurie,
Lui, mon soleil, la bonté
Unique en ma vie !
C’était lui mon Paradis !
Le seul !… Elle me l’a pris.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

C’est pour lui seul que j’osais
Me laisser sourire,
En lui je me reposais.
J’aimais me redire
Tout bas ses mots attendris.
C’est fini… Tu me l’as pris.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Sans son coeur, avec mon coeur,
Maintenant que faire ?
Haïr ? Attendre, ô ma soeur,
Que le vent contraire
Jette ton bonheur à bas ?
Te haïr… Je ne peux pas.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Ô toi qui, sans le savoir,
De mon mal es cause,
Est-ce que je puis te voir,
Ma petite rose,
Sans t’aimer aussi ?… Pourtant,
De te voir je souffre tant !

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Chère grâce, dis, pourquoi
Es-tu si jolie ?
Ah ! qu’il ait assez de moi,
Qu’il t’aime et m’oublie,
Ce n’est que juste !… Et pourtant,
Faut-il que je souffre tant ?

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Aimons-nous bien, aimons-nous,
Je suis assez forte
Pour souffrir un peu pour vous.
Ce n’est rien… Qu’importe,
Quand vous serez trop joyeux,
Que je détourne les yeux.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

Vous voir, le coeur apaisé,
J’y suis mal habile.
Mais t’aimer, le coeur brisé,
Ce m’est plus facile.
Va, peut-être aime-t-on mieux
Avec des pleurs dans les yeux.

Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.

(Marie Noël)

 

Recueil: Les Chansons et les Heures / Le Rosaire des joies
Traduction:
Editions: Gallimard

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DUO D’AMOUR FOU (extrait « Epiphanies ») (Henri Pichette)

Posted by arbrealettres sur 3 novembre 2023



   

Illustration: Henri Matisse

    
DUO D’AMOUR FOU (extrait « Epiphanies »)

La scène est au soleil de midi, l’été, entre plaine et forêt.

Le Poète : Le lit des choses est grand ouvert.
Je me suis endormi, pensant que c’était trop beau
et que la terre s’échapperait.
Je craignais tout des ventilations absurdes d’une nuit en colère.
Les matins me fustigeaient.
Je vivais crédulement.
Sourcier infatigable, je cherchais l’Orifice originel,
premier ouvrage par où passer la tête et crier au Soleil.

J’ai trouvé ! Je confectionne sur mesure une amoureuse.
Ma femme sera mon paysage sensuel, le diorama de mon âme.
Le monde s’est embelli.
J’aspire littéralement l’avenir.
La clarté du jour m’assiste.
Je grimpe à l’échelle de corde de l’enthousiasme.
O c’est plus que jamais l’heure des diamants érectiles !

Les alentours se métamorphosent.
De coutume le cœur de la biche ne boule pas ainsi, l’eau a moins de charme,
les oiseaux ne tombent pas si verticalement sur le ciel,
l’air n’offre pas sa charpente avec autant de pompe ou de vigueur.
Je vois enfin le plus beau frisson de l’arbre.
Et le silence a trop vite plongé son glaive dans la pierre
pour que je ne devine rien : Tu es là.

L’Amoureuse : Je t’aime.

Le Poète : Je t’ai vue de toutes parts.
Je n’osais décoller tes lèvres du poème.
Il y a tant de choses qui nous invitent
aux festins de la terre.
Toi présente je n’ai plus que ta vérité
pour sauver les mots de leur honte.
Je voudrais pouvoir me taire.
Or pourquoi ai-je toujours une question à poser ?

L’Amoureuse : Dis-moi.

Le Poète : A quoi reconnais-tu que je t’aime ?

L’Amoureuse : A ta volonté. Et toi ?

Le Poète : Au plaisir que tu as à m’obéir.

L’Amoureuse : Ne suis-je point ta femme ?

Le Poète : Il est vrai.
Tu te donnes fière, fine, florissante, agenouillée,
rejetée en arrière, arche harmonieuse
d’où les serviteurs fous de lumière s’envolent ;
étale, pour tracer à la langue les routes fraîches qui mènent au cri.

L’Amoureuse : Quand il fait jour je pense à la nuit

Le Poète : et la nuit je fêle ta voix,
je m’initie à ton parfum, tes seins fermissent,
tu tires mes yeux

L’Amoureuse : et tu me frises
et me tutoies avec des gants.

Le Poète : Je tords la joie de vivre.
Je te visite entière. Je t’irise.
A mon aise je t’incendie.

L’Amoureuse : Tu me parcours

Le Poète : C’est alors que j’oublie le revers des villes,
le souci de vivre au milieu des flèches.
Je retrouve intacte mon enfance.
Je jouerais des siècles avec tes boucles.
Je t’emmènerai au Pays des Manières limpides.
Je t’accrocherais un cristal de neige éternelle au corsage.
Tu choisirais tes lacs, tes rives, tes chaînes de montagnes.
Tu commanderais ton ciel, ta saison, les robes des lendemains.
Pour toi, sur les chemins de ronde,
nous sortirions minuit de nos poches
et nous ferions du feu.

L’Amoureuse : Comme je t’appartiens !
Tu as le sens des mouvements qui me grisent,
et la diction d’un fanal.
Mes flots se teintent.
Tu renverses l’azur en moi.
Tu jalonnes mon ventre d’ifs tout allumés.
C’est la fête. Je t’accompagne.

Nous descendons au ralenti un escalier de pourpre,
je me voile dans l’écume, le vent se lève,
tu t’effaces devant les portes, où suis-je ?
Mais tu ne réponds pas, tu m’inspires des flambeaux de passage,
tu déplies soigneusement la volupté, tu détournes ma soif,
tu me prolonges, tu me chrysalides
et je suis de nouveau élue.

Alors je danse, je danse, je danse !
comme une flamme debout sur la mer !
les paupières fermées. Je suis nue, j’en ai conscience
et je te remercie parce que la fin de la folie est imprévisible.
Tu échafaudes des merveilles.
Tu me crucifies à toi.
Je suis bien.

Laisse-moi te dire : j’ai besoin d’être voyagée comme une femme.
Depuis des jours et des nuits tu me révèles.
Depuis des nuits et des jours
je me préparais à la noce parfaite.
Je suis libre avec ton corps.
Je t’aime au fil de mes ongles,
je te dessine.
Le cœur te lave. Je t’endimanche.
Je te filtre dans mes lèvres.
Tu te ramasses entre mes membres.
Je m’évase.
Je te déchaîne

Le Poète : Je t’imprime

L’Amoureuse : je te savoure

Le Poète : je te rame

L’Amoureuse : je te précède

Le Poète : je te vertige

L’Amoureuse : et tu me recommences

Le Poète : je t’innerve te musique

L’Amoureuse : te gamme te greffe

Le Poète : te mouve

L’Amoureuse : te luge

Le Poète : te hanche te harpe te herse te larme

L’Amoureuse : te mire t’infuse te cytise te valve

Le Poète : te balise te losange te pylône te spirale te corymbe

L’Amoureuse : l’hirondelle te reptile t’anémone
te pouliche te cigale te nageoire

Le Poète : te calcaire te pulpe te golfe te disque

L’Amoureuse : te langue le lune te givre

Le Poète : te chaise te table te lucarne te môle

L’Amoureuse : te meule

Le Poète : te havre te cèdre

L’Amoureuse : te rose te rouge te jaune
te mauve te laine te lyre te guêpe

Le Poète : te troène

L’Amoureuse : te corolle

Le Poète : te résine

L’Amoureuse : te margelle

Le Poète : te savane

L’Amoureuse : te panthère

Le Poète : te goyave

L’Amoureuse : te solive te salive

Le Poète : te scaphandre

L’Amoureuse : te navire te nomade

Le Poète : t’arque-en-ciel

L’Amoureuse : te neige

Le Poète : te marécage

L’Amoureuse : te luzule

Le Poète : te sisymbre te gingembre
t’amande te chatte

L’Amoureuse : t’émeraude

Le Poète : t’ardoise

L’Amoureuse : te fruite

Le Poète : te liège

L’Amoureuse : te loutre

Le Poète : te phalène

L’Amoureuse : te pervenche

Le Poète : te septembre octobre novembre décembre
et le temps qu’il faudra

(Henri Pichette)

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Déclaration de Psyché à l’Amour (Pierre Corneille)

Posted by arbrealettres sur 2 novembre 2023



Illustration: Antonio Canova
    
Déclaration de Psyché à l’Amour

Qu’un monstre tel que vous inspire peu de crainte!
Et que, s’il a quelque poison,
Une âme aurait peu de raison
De hasarder la moindre plainte
Contre une favorable atteinte
Dont tout le coeur craindrait la guérison!

A peine je vous vois que mes frayeurs cessées
Laissent évanouir l’image du trépas,
Et que je sens couler dans mes veines glacées
Un je ne sais quel feu que je ne connais pas.

J’ai senti de l’estime et de la complaisance,
De l’amitié, de la reconnaissance;
De la compassion, les chagrins innocents
M’en ont fait sentir la puissance :
Mais je n’ai point encor senti ce que je sens.

Je ne sais ce que c’est; mais je sais qu’il me charme;
Que je n’en conçois point d’alarme.
Plus j’ai les yeux sur vous, plus je m’en sens charmer.
Tout ce que j’ai senti n’agissait point de même;
Et je dirais que je vous aime,
Seigneur, si je savais ce que c’est que d’aimer.

Ne les détournez point, ces yeux qui m’empoisonnent,
Ces yeux tendres, ces yeux perçants, mais amoureux,
Qui semblent partager le trouble qu’ils me donnent.
Hélas! plus ils sont dangereux,
Plus je me plais à m’attacher sur eux.

Par quel ordre du ciel, que je ne puis comprendre,
Vous dis-je plus que je ne dois,
Moi, de qui la pudeur devrait du moins attendre
Que vous m’expliquassiez le trouble où je vous vois?

Vous soupirez, seigneur, ainsi que je soupire;
Vos sens, comme les miens, paraissent interdits
C’est à moi de m’en taire, à vous de me le dire;
Et cependant c’est moi qui vous le dis.

(Pierre Corneille)

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Emparons-nous de ce feu (Arthur Teboul)

Posted by arbrealettres sur 29 octobre 2023




    
Pensez à un nom

Laissez un nom commun vous venir à l’esprit.
Écrivez-le.
Qu’il vous plaise ou non.
Qu’il vous trahisse ou non.
Écrivez-le.

Il est presque certain qu’un adjectif vous passera alors par la tête
– pour qualifier ce nom arrivé par hasard.
Cet adjectif-là, écrivez-le aussi.
À la suite du nom. Ne le refusez pas. Cette place lui revient.
Il fait fi de toute cohérence, de toute grâce ?
Il est grotesque, banal ? Qu’importe !
Écrivez-le.

Tournevis déchu

De cette association inattendue,
entre ce nom venu par inadvertance et cet adjectif non désiré,
naît une image nouvelle, inconnue,
un trésor qui réveille la part magique des mots et notre part de mystère.
Cette part de soi-même inconnue à soi-même.

De ce rapprochement fortuit jaillissent des étincelles
qui nous révèlent une histoire du monde
oubliée, fabuleuse, archaïque et ultramoderne.
Le grain de sable entre dans la machine de l’habitude,
court-circuite sa routine,
et provoque une lumière accidentelle.

Passé, présent, futur se télescopent en un éclair
qui illumine un instant l’envers du monde.

Il y a quelque chose de plus.
Si on ne se laisse pas intimider
par cette langue de l’enfance et de l’inconnu,
le réel s’offre dans une profondeur nouvelle.
Il s’élargit.
En le nommant autrement, on le fait advenir autrement.
On s’autorise un rêve, une vision.

Il suffit de le dire :

Passants minimalistes
Ça y est, ils existent.
Regardons-les traverser.

Lune abstraite
Voilà qu’elle nous éclaire !

Cet exercice en est un parmi d’autres
pour s’accoutumer à la langue frontalière de la poésie.
Pour rendre à notre langage, en le détournant de son usage quotidien, sa vitalité.
Pour le rendre de nouveau fidèle à la vie, l’invraisemblable.

Quand on dispose les mots de tous les jours dans un ordre déconcertant,
on résiste ordinairement à l’emploi purement utilitaire de la parole.
À l’emploi purement pratique de nos vies.
La poésie est un contre-pouvoir.
Ce n’est pas anodin qu’elle soit un secret si bien gardé.

Emparons-nous de ce feu.

(Arthur Teboul)

Recueil: Le Déversoir Poèmes minute
Editions: Seghers

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Chanson (Bernard De Ventadour)

Posted by arbrealettres sur 20 septembre 2023




    
Chanson

Le temps va et vient et vire
Par jours par mois et par années.
Moi je ne sais plus que dire,
J’ai toujours même désir.
Il est unique, immuable :
Je n’ai voulu, ne veux qu’elle
Qui ne fait pas mon bonheur.

À elle joie et beauté,
À moi douleur et dommage.
À ce jeu que nous jouons
Je suis doublement perdant.
Est perdu pour qui l’endure
Amour donné sans retour
Et sans espoir d’accordailles.

Je me blâmerais moi-même
À bon droit : jamais mortel
Ne voudrait servir ainsi
Sa Dame sans récompense.
«Fou ne craint qu’après les coups !»
Ma folie débordera
Si je ne peux la guérir.

Jamais plus ne chanterai.
Je renonce aux leçons d’Èble,
Mon chant ne me sert de rien,
Ni mes airs ni mes refrains.
Quoique je fasse ou je dise
Je ne vois nulle lumière.
Tout se tourne contre moi !

Si j’ai l’air d’être joyeux,
Dolente au fond est mon âme.
Vit-on jamais pénitence
Venir avant le péché ?
Je prie pour rien la méchante.
Si son coeur reste fermé
Il me faudra la quitter.

Mais non, je la veux princière.
Que mon coeur lui soit soumis !
Certes, injuste est son mépris
Mais la pitié lui viendra,
Et comme dit l’Écriture
Un seul jour de vrai bonheur
Assurément en vaut cent !

Point ne quitterai ma Dame
Tant que j’aurai vie et sens.
Quand il a vigueur au vent
Longtemps l’épi se balance !
Je ne vais pas la blâmer
De jouer avec le temps
Si demain la voit meilleure !

Amour vrai, si désirable,
Corps bien fait, leste, ondulant,
Visage aux fraîches couleurs,
Vous que Dieu fit de ses mains
Vous êtes tant désirée
Que je n’ai plaisir à voir
Personne d’autre que vous !

Douce Dame si courtoise
Que Dieu qui vous fit si belle
M’offre la joie que j’attends !

Chanson

Il est naturel que je chante
Mieux que tous les autres chanteurs,
Car mon coeur n’est rien qu’Amour
Et j’obéis mieux à ses ordres.
Mon âme, mon corps, mon savoir,
Mes sens, ma force et mon pouvoir
Lui sont tout entiers dévoués.
Ils ne servent pas d’autre cause.

Est comme un mort qui ne ressent
Douce saveur d’amour au coeur.
À vivre sans ce haut désir
On ne fait qu’ennuyer les gens !
Que Dieu m’épargne le malheur
De m’imposer un mois, un jour
D’insupportable fâcherie
Avec le beau désir d’amour !

De bonne foi sans tromperie
J’aime la plus belle et meilleure.
Je l’aime trop, pour mon malheur !
Mon coeur soupire et mes yeux pleurent.
Qu’y puis-je, si l’amour m’a pris,
Si la prison où il m’a mis
À pour seule clé la merci
Qu’en elle je ne trouve point?

Cet amour me blesse le coeur
D’une saveur si délicieuse
Que si, cent fois par jour, je meurs
Cent fois la joie me ressuscite.
C’est un mal si bon à souffrir
Que je le préfère à tout bien.
Quelle douceur après la peine
Me donne ce malheur d’aimer !

Ah Dieu! que ne peut-on trier
D’entre les faux les amants vrais ?
Tous ces flatteurs, tous ces perfides
Que ne portent-ils corne au front ?
Je donnerais tout l’or du monde
Et tout l’argent, si je l’avais,
Pour que ma dame sache bien
Combien je l’aime joliment !

Quand je la vois, tout en témoigne :
Mes yeux, mon front et ma pâleur.
La crainte me fait frissonner
Comme la feuille sous la brise
Et je redeviens un enfant.
Voilà comment Amour m’a pris.
Ah ! que d’un homme ainsi conquis
Ma dame veuille avoir pitié !

Ma dame je ne vous demande
Que d’être votre serviteur.
Je veux vous servir en seigneur
Quelle que soit la récompense.
Me voici donc tout à vos ordres,
Coeur noble et doux, joyeux, courtois.
Vous n’êtes point ours ou lion
Pour me tuer, si je me rends !
À ma belle, là où elle est
J’envoie ce chant.
J’ai bien tardé,
Mais qu’elle n’en soit pas trop fâchée.

Chanson

Mon coeur est si plein de joie
Qu’il trompe Nature.
Le frimas, qu’est-il pour moi ?
Blanche fleur, jaune, vermeille.
Plus il vente, plus il pleut
Plus je suis heureux.
Ma valeur grandit aussi
Et mon chant s’épure.
Mon coeur est tant amoureux
Tant pris de joie douce
Que gelée me semble fleur
Et neige verdure.

Je puis aller sans habits,
Nu dans ma chemise,
Car me garde pur amour
De la froide bise.
Mais est fou qui sans mesure
Passe la raison.
J’ai donc souci de moi-même
Dès lors que je prie
D’amour vrai la toute belle
Dont j’espère tout,
Car pour un pareil trésor
Je donnerais Pise !

Elle me refuse amitié
Mais je garde foi,
Car d’elle au moins j’ai gagné
La joie de la voir.
Et tant d’aise est dans mon coeur
Que séparé d’elle
Je ne pense qu’au bonheur
De la retrouver.
Mon âme est tout près d’Amour
Toute en sa présence,
Mais hélas mon corps est loin
Bien loin d’elle, en France

Je garde bonne espérance
(qui m’aide bien peu)
Car mon âme hélas balance
Comme nef en mer.
Du souci qui me harcèle
Comment m’abriter?
La nuit venue il me jette
Au bas de mon lit.
J’endure plus de chagrins
Que Tristan l’amant
Qui souffrit mille tourments
Pour Yseut la blonde.

Ah Dieu ! que ne suis-je oiseau !
J’ouvrirais mes ailes
Et j’irais à travers nuit
Jusqu’à sa maison.
Bonne darne si joyeuse
Votre amant se meurt
Mon coeur sera tôt fendu
Si mon mal s’obstine.
Madame, je joins les mains,
Je vous prie d’amour.
Beau corps aux fraîches couleurs
Grand mal vous me faites !

Mon messager, va et cours
Dis à dame belle
Que je souffre à cause d’elle
Le mal des martyrs.

Chanson

Quand je vois l’alouette dans
Un rayon de soleil danser,
Tout oublier, s’abandonner
À la douceur qui l’envahit,
Je l’envie et j’envie tous ceux
Qui savent goûter au plaisir
Et je m’étonne que mon coeur,
Ne fonde au brasier du désir

Je croyais tout savoir d’amour.
Hélas ! quel ignorant je suis,
Moi qui ne peux me détourner
De celle-là qui me méprise !
Et me voilà privé de tout,
De moi-même, d’elle et du monde.
Désir et cœur mourant de soif,
Voilà tout ce qu’elle m’a laissé.

Dès l’instant où dans ses beaux yeux
Je vis un miroir délicieux
Je n’eus plus en moi nul pouvoir.
Je ne sentis plus rien de moi
Dès qu’en toi, miroir, je me vis.
Ma vie s’en fut dans mes soupirs
Et je me perdis comme fit
Le beau Narcisse en la fontaine

Je ne me fierai plus aux femmes
Elles font toutes mon désespoir.
Je les ai jadis exaltées,
Je veux en dire pis que pendre !
Je n’en attends plus de secours
Il a suffi que me bafoue
L’une d’elles, et je les crains toutes.
Toutes semblables, elles sont ainsi !

Sur ce point ma Dame est bien femme,
Et c’est bien ce qui me déplaît.
Le convenable, elle n’en veut pas,
Le défendu seul l’intéresse.
Me voilà en triste disgrâce
Je ne suis qu’un fou maladroit.
En vérité, je sais pourquoi :
La pente est trop rude pour moi.

L’espoir d’elle est vraiment perdu
Je l’ignorais jusqu’à ce jour.
Celle de qui j’attends Amour
N’en a pas du tout. Où chercher?
On ne dirait pas, à la voir
Qu’elle est capable de laisser
Un pauvre assoiffé sans recours
Qui se meurt de n’espérer qu’elle !

Puisqu’auprès d’elle tout est vain
Grâce, prière et droit d’amant,
Puisqu’il lui déplaît que je l’aime
Je me tais et je m’en défais.
Je renonce. Et si je suis mort
De n’ avoir été son élu
Je réponds en mort, tristement.
Je vais m’exiler Dieu sait où.

Tristan, vous n’aurez rien de moi !
Je m’en vais triste,
Dieu sait où Je renonce à la poésie
Je me dérobe aux joies d’amour.

Chanson

Quand froide bise souffle
Parmi votre pays
Me semble que je sens
Un vent de paradis.
Pour l’amour de la belle
Vers qui penche mon coeur,
En qui j’ai mis ma foi
Et ma tendresse entière,
Je ne vois plus les autres
Tant elle me ravit !

Les grâces qu’elle m’offre
Beaux yeux, visage pur,
Sans me donner rien d’autre
M’ont à coup sûr conquis.
Pourquoi vous mentirais-je ?
Je ne suis sûr de rien
Mais ne puis renoncer.
«L’homme vrai persévère
M’a-t-elle dit un jour
Seul le lâche prend peur ».

Les dames, ce me semble,
Et c’est là grand péché,
Négligent trop souvent
D’aimer les vrais amants.
Je ne voudrais rien dire
Qui n’ait leur agrément,
Mais je vois avec peine
Qu’un fourbe obtient autant
D’Amour (et davantage)
Qu’un amoureux constant.

Dame que ferez-vous
De moi qui tant vous aime ?
Vous me voyez souffrir
Et mourir de désir.
Ah ! franche et noble dame
Donnez-moi donc l’espoir
Qui m’illuminera!
J’endure grands tourments.
Cela dépend de vous
Que je n’en souffre pas.

Je ne dédaigne pas
Le bien que Dieu m’a fait.
Ne m’a-t-elle pas dit
Au jour de mon départ,
Tout net : « Vos chants me plaisent» ?
Je voudrais que toute âme
Chrétienne eut même joie
Que j’en eus, que j’en ai,
Car mon chant ne prétend
À rien qu’à la séduire.

Si elle me parle vrai
Je la croirai encore,
Sinon je ne croirai
Au monde plus personne!

(Bernard De Ventadour)

Recueil: Poésie des troubadours
Traduction: Texte français de René Nelli, René Lavaud et Henri Gougaud
Editions: Points

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Celui qui part, laissons-le partir (Issa Makhlouf)

Posted by arbrealettres sur 9 septembre 2023



Celui qui part, laissons-le partir.
Nous n’avons pas à détourner le fleuve de son cours,
à contrer la pérégrination du nuage.
Celui qui part, même s’il nous revient un jour,
ne reviendra plus.
Car son retour se sera effectué du côté de l’absence
dont il nous menacera sans cesse alors qu’elle fut jadis
un mystère lové dans son visage.

Le visage passe, et sa beauté demeure.
La lampe s’éteint, et sa lumière persiste.

Celui qui part, laissons-le partir.
Ne le suivons pas à la trace,
ne l’appelons pas,
et n’ayons nul regret
de ne pas lui avoir dit le dernier mot.

À quoi bon l’attendre,
alors qu’il est sorti du cercle de notre attente ?

En dehors de l’attente, nous n’avons plus besoin de l’autre.
Nous en avons fini avec lui
comme lorsque nous refermons un livre
et nous abandonnons au sommeil.
Puis, à notre réveil,
nous voyons passer le temps,
accompagné de nos corps poignardés
mais ne perdant pas de sang.

(Issa Makhlouf)

Illustration: Ryszard Miłek

 

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Je l’ai vu je vous dis! C’était un lapin blanc (Christian Bouchet)

Posted by arbrealettres sur 30 juillet 2023



Je l’ai vu je vous dis!
C’était un lapin blanc
Très pressé mais poli
Et il portait des gants

Vous détournez les yeux
Vous ne me croyez pas
Mais attendez un peu
Payez-moi un repas

Et je vous dis la suite
Il avait pris la fuite
Au fin fond de l’espace
Là où le temps s’efface

Au milieu d’un trou noir!
Servez-moi donc à boire
Mon gosier est tout sec
d’franchir tant de parsecs

Que vous dirai-je encore?
Il fait beaucoup d’effort
Pour arriver à l’heure
Et calmer la fureur

De la grande duchesse
Qui montre une faiblesse
Pour les têtes coupées
Mais la mienne a tournée

L’alcool m’a endormi
Ah! Merci mes amis
Pour ce repas de roi
La suite une autre fois

(Christian Bouchet)

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J’étais, avec mes compagnes (Rabindranath Tagore)

Posted by arbrealettres sur 8 juillet 2023




    
J’étais, avec mes compagnes, occupée
aux obscures tâches journalières de la maison.
Pourquoi m’avez-vous remarquée
et m’avez-vous fait quitter
le frais abri de notre vie commune ?

L’amour inexprimé est sacré.
Il brille comme une gemme
dans l’ombre secrète du coeur.
A la lumière du jour indiscret,
il s’assombrit piteusement.
Ah ! vous avez brisé l’enveloppe de mon coeur
et arraché mon amour à son mystère,
détruisant à jamais l’ombre chère
où il cachait son nid.

Mes compagnes, elles, restent les mêmes.
Personne n’a pénétré leur être intime
et elles ne connaissent pas leur propre secret.
Légèrement elles sourient et pleurent,
et babillent et travaillent.
Journellement elles vont au temple,
allument leurs lampes
et cherchent de l’eau á la rivière.

J’espérais que mon amour ne souffrirait pas
la honte frissonnante de l’abandon.
Mais vous détournez votre visage.
Oui, la route est ouverte devant vous ;
mais vous m’avez coupé toute retraite
et laissée nue devant le monde,
dont les yeux sans paupières
me fixent nuit et jour.

(Rabindranath Tagore)

Recueil: Le Jardinier d’Amour
Editions: Gallimard

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DIALOGUE (Gérard d’Houville)

Posted by arbrealettres sur 8 juin 2023




    
DIALOGUE

Résignez-vous, mon âme, aux choses imparfaites;
Transformez-vous, changez, passez avec le temps;
Quittez vos anciens biens pour de neuves conquêtes
Et dans l’oubli, les deuils, les travaux et les fêtes
Reflétez l’univers aux rythmes inconstants.

Pourquoi? J’ai le dégoût de ces grâces d’une heure;
De ce monde où tout change afin de vivre encor;
Je voudrais ce qui dure avec ce qui demeure
Et fixer, haut et loin de tout ce qui vous leurre,
Le vol resplendissant d’un immobile essor…

— Ma dernière saison va s’effeuiller… Mon âme,
Il me faut en cueillir les suprêmes beautés.
Taisez votre rumeur, votre ordre et votre blâme
Je veux me défleurir dans mes jardins de femme
Parmi la passion des défaillants étés.

— Il n’est point de bonheur dans les amours mortelles;
Détournez vos regards de ces sombres plaisirs.
Il est terrible d’être aimée et d’être belle ;
Tout ce qui crie en vous, éphémère et rebelle,
Impitoyablement, écoutez-le finir.

Mon âme, il faut jouir de tout ce qui nous quitte
L’attrait de ce qui passe est amer et divin.
Tout fuit et tout renaît pour expirer plus vite…
Encore un jour! avant que ce coeur qui palpite
Soit cendre, puisque tout, ô ma chère âme, est vain !

— Mais alors, quelle est donc cette flamme immortelle
Qui, partant d’un grand coeur, dépasse son destin?
Et que tout alimente et que tout renouvelle
Et dont la force vive et si brûlante, est telle
Qu’elle brille le soir plus haut que le matin?

Quel est donc ce tourment tout rempli d’espérance?
Ce jaillissant élan, ce désir d’un bonheur,
D’une félicité sans heure et sans souffrance,
Que les voix de la terre ayant fait le silence,
Un ciel de certitude emplisse notre coeur?

Non, non ! tout n’est pas cendre au creux morne de l’urne ;
Tu me dis que tout sombre en des gouffres obscurs…
Non ! tout n’est pas promis au néant taciturne
Et hors de sa corolle infiniment nocturne,
L’irrésistible espoir dresse ses pistils purs.

Non! tout ne finit pas aux plis des derniers langes…
Et malgré le passé dévorant l’avenir,
Triomphe pour jamais des tristesses étranges
Et contemple, éblouie, avec les yeux de l’ange
Ce quelque chose en loi, qui ne peut pas mourir.

(Gérard d’Houville)

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UNE FEMME PARLE (Jane Catulle-Mendès)

Posted by arbrealettres sur 5 juin 2023



Illustration
    
UNE FEMME PARLE (extrait)

Comme autour de nous deux l’air est divinatoire !
Nous sommes imprégnés d’un secret merveilleux,
Nous sommes ceux pour qui nul mal n’est périlleux,
Nous vivons une grande et facile victoire.

Nous sommes l’un pour l’autre en héroïque honneur,
En tous tes mouvements je suis essentielle,
Quand je ne te vois pas, ta présence est réelle,
Et de nous chaque chose est le plus grand bonheur.

C’est à cause de toi qu’un matin je suis née,
Et seul, mon coeur puissant t’a pleinement conçu,
Que je t’ai possédé, toi que je n’ai pas eu,
Ô mon unique amant, que je me suis donnée !

Nous sommes à nous deux toute l’immensité
Rien n’est si beau que toi quand je vois que tu m’aimes,
Nous sommes un amour au-dessus de nous-mêmes,
Indicible, immuable, extrême, innocenté.

Qui connaîtra jamais la muette musique
Émanant de nous deux quand nous nous regardons,
Et même détournés, figés, sans abandons,
Ah ! notre grand plaisir idéal et physique.

(Jane Catulle-Mendès)

Recueil: Je serai le FEU (Diglee)
Editions: La ville brûle

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