Donne… Élargis tes yeux jusqu’à sentir le vide
S’engouffrer sous ta peau.
Perçois-tu le rivage où le temps se dévide ?
Cette grappe d’air chaud,
Cette odeur magnétique et ce bouclier d’ombre,
Cet antre velouté cachant dans ses replis
Les soleils que j’enfourne et ce ciel en décombre,
N’ont-ils pas, sous ta lèvre, un goût de paradis ?
Allongé comme un dieu sur la stèle qui bouge,
Tes deux bras soulevant ce calice entr’ouvert,
N’as-tu pas déployé, comme une voile rouge,
Mon désir dont l’essor a dépassé ma chair ?
Ah! que ma volupté te soit comme une amphore,
Où ton front viendra boire et buter ton cerveau;
Ce ciel qui nous enserre et que l’instant redore,
D’un bond nous a remis, ce soir, à son niveau.
Je t’ai voulu semblable à ces bêtes qui ploient,
Et dont les reins puissants maintiennent sur le sol
La lumière et l’odeur des saisons qu’on déploie,
Comme si l’univers tirait sur leur licol.
Et cependant nous serons tels que cet abîme,
Les astres flotteront un jour entre nous deux;
Chacun se dressera pour toucher l’autre cime,
Le torse balafré de larmes et d’adieux.
Viens, la nuit qui descend s’élargit comme une île
Rien de nous ne saurait mourir; ferme tes bras
Sur la chambre qui plane et dont l’orbe immobile
Concentre l’infini des cieux qu’on n’atteint pas.
En me donnant à toi de toute ma tristesse,
T’aurais-je donc courbé vers ma gorge, ô bonheur
Suis-je un rayon brisé de quelque astre en détresse
Pour sentir ruisseler ces larmes dans mon coeur ?
Comme tu m’apparais lumineux et profane,
Avec ta chevelure où ma bouche a roulé.
Golfe du souvenir où cinglent des tartanes,
Dans une odeur de miel et de raisin foulé!
Ah! dussé-je engloutir ma force et disparaître
Dans cette houle où mon baiser s’est suspendu,
J’irai, léchant la trace où s’imprime ton être,
Pour te sentir peser sur mon torse étendu.
J’aurai joui de toi jusqu’à sentir mon rêve
Éclater sous ma tempe.
À chaque battement,
Projetée au-delà des saisons qu’on soulève,
J’apercevais notre âme et son aile en suspens.
Mais plus battait le soir, plus je croyais entendre,
Dans un chaos de fleurs, de musique et d’encens,
Nos fronts briser cette ombre où nous allons descendre
Et cette plainte allait toujours s’élargissant.
Étreignons-nous! Le temps a besoin de pâture.
En lui jetant nos corps, puissions-nous contempler
Un halo formidable autour d’une ossature,
Et ciel qui sur nous semble avoir débordé.
La scène est au soleil de midi, l’été, entre plaine et forêt.
Le Poète : Le lit des choses est grand ouvert.
Je me suis endormi, pensant que c’était trop beau
et que la terre s’échapperait.
Je craignais tout des ventilations absurdes d’une nuit en colère.
Les matins me fustigeaient.
Je vivais crédulement.
Sourcier infatigable, je cherchais l’Orifice originel,
premier ouvrage par où passer la tête et crier au Soleil.
J’ai trouvé ! Je confectionne sur mesure une amoureuse.
Ma femme sera mon paysage sensuel, le diorama de mon âme.
Le monde s’est embelli.
J’aspire littéralement l’avenir.
La clarté du jour m’assiste.
Je grimpe à l’échelle de corde de l’enthousiasme.
O c’est plus que jamais l’heure des diamants érectiles !
Les alentours se métamorphosent.
De coutume le cœur de la biche ne boule pas ainsi, l’eau a moins de charme,
les oiseaux ne tombent pas si verticalement sur le ciel,
l’air n’offre pas sa charpente avec autant de pompe ou de vigueur.
Je vois enfin le plus beau frisson de l’arbre.
Et le silence a trop vite plongé son glaive dans la pierre
pour que je ne devine rien : Tu es là.
L’Amoureuse : Je t’aime.
Le Poète : Je t’ai vue de toutes parts.
Je n’osais décoller tes lèvres du poème.
Il y a tant de choses qui nous invitent
aux festins de la terre.
Toi présente je n’ai plus que ta vérité
pour sauver les mots de leur honte.
Je voudrais pouvoir me taire.
Or pourquoi ai-je toujours une question à poser ?
L’Amoureuse : Dis-moi.
Le Poète : A quoi reconnais-tu que je t’aime ?
L’Amoureuse : A ta volonté. Et toi ?
Le Poète : Au plaisir que tu as à m’obéir.
L’Amoureuse : Ne suis-je point ta femme ?
Le Poète : Il est vrai.
Tu te donnes fière, fine, florissante, agenouillée,
rejetée en arrière, arche harmonieuse
d’où les serviteurs fous de lumière s’envolent ;
étale, pour tracer à la langue les routes fraîches qui mènent au cri.
L’Amoureuse : Quand il fait jour je pense à la nuit
Le Poète : et la nuit je fêle ta voix,
je m’initie à ton parfum, tes seins fermissent,
tu tires mes yeux
L’Amoureuse : et tu me frises
et me tutoies avec des gants.
Le Poète : Je tords la joie de vivre.
Je te visite entière. Je t’irise.
A mon aise je t’incendie.
L’Amoureuse : Tu me parcours
Le Poète : C’est alors que j’oublie le revers des villes,
le souci de vivre au milieu des flèches.
Je retrouve intacte mon enfance.
Je jouerais des siècles avec tes boucles.
Je t’emmènerai au Pays des Manières limpides.
Je t’accrocherais un cristal de neige éternelle au corsage.
Tu choisirais tes lacs, tes rives, tes chaînes de montagnes.
Tu commanderais ton ciel, ta saison, les robes des lendemains.
Pour toi, sur les chemins de ronde,
nous sortirions minuit de nos poches
et nous ferions du feu.
L’Amoureuse : Comme je t’appartiens !
Tu as le sens des mouvements qui me grisent,
et la diction d’un fanal.
Mes flots se teintent.
Tu renverses l’azur en moi.
Tu jalonnes mon ventre d’ifs tout allumés.
C’est la fête. Je t’accompagne.
Nous descendons au ralenti un escalier de pourpre,
je me voile dans l’écume, le vent se lève,
tu t’effaces devant les portes, où suis-je ?
Mais tu ne réponds pas, tu m’inspires des flambeaux de passage,
tu déplies soigneusement la volupté, tu détournes ma soif,
tu me prolonges, tu me chrysalides
et je suis de nouveau élue.
Alors je danse, je danse, je danse !
comme une flamme debout sur la mer !
les paupières fermées. Je suis nue, j’en ai conscience
et je te remercie parce que la fin de la folie est imprévisible.
Tu échafaudes des merveilles.
Tu me crucifies à toi.
Je suis bien.
Laisse-moi te dire : j’ai besoin d’être voyagée comme une femme.
Depuis des jours et des nuits tu me révèles.
Depuis des nuits et des jours
je me préparais à la noce parfaite.
Je suis libre avec ton corps.
Je t’aime au fil de mes ongles,
je te dessine.
Le cœur te lave. Je t’endimanche.
Je te filtre dans mes lèvres.
Tu te ramasses entre mes membres.
Je m’évase.
Je te déchaîne
Le Poète : Je t’imprime
L’Amoureuse : je te savoure
Le Poète : je te rame
L’Amoureuse : je te précède
Le Poète : je te vertige
L’Amoureuse : et tu me recommences
Le Poète : je t’innerve te musique
L’Amoureuse : te gamme te greffe
Le Poète : te mouve
L’Amoureuse : te luge
Le Poète : te hanche te harpe te herse te larme
L’Amoureuse : te mire t’infuse te cytise te valve
Le Poète : te balise te losange te pylône te spirale te corymbe
L’Amoureuse : l’hirondelle te reptile t’anémone
te pouliche te cigale te nageoire
Le Poète : te calcaire te pulpe te golfe te disque
L’Amoureuse : te langue le lune te givre
Le Poète : te chaise te table te lucarne te môle
L’Amoureuse : te meule
Le Poète : te havre te cèdre
L’Amoureuse : te rose te rouge te jaune
te mauve te laine te lyre te guêpe
Le Poète : te troène
L’Amoureuse : te corolle
Le Poète : te résine
L’Amoureuse : te margelle
Le Poète : te savane
L’Amoureuse : te panthère
Le Poète : te goyave
L’Amoureuse : te solive te salive
Le Poète : te scaphandre
L’Amoureuse : te navire te nomade
Le Poète : t’arque-en-ciel
L’Amoureuse : te neige
Le Poète : te marécage
L’Amoureuse : te luzule
Le Poète : te sisymbre te gingembre
t’amande te chatte
L’Amoureuse : t’émeraude
Le Poète : t’ardoise
L’Amoureuse : te fruite
Le Poète : te liège
L’Amoureuse : te loutre
Le Poète : te phalène
L’Amoureuse : te pervenche
Le Poète : te septembre octobre novembre décembre
et le temps qu’il faudra
Ton sol intérieur est là
avec ses golfes et ses terres sans merci,
Et tu es celui qui monte dans une barque
et part tout seul dans le silence de lui-même,
Tu regardes passer tes propres falaises
où tu ne vois pas âme qui vive
Mais parfois des silhouettes noires
prises de grande panique
Comme les souvenirs éperdus d’une tête
qu’on vient de trancher.
Mais tu n’es pas un assassin
et tu te nommes malheureux.
Tu n’as jamais eu d’autre nom,
Et c’est toute ta compagnie.
Nuit en moi, nuit au dehors,
Elles risquent leurs étoiles,
Les mêlant sans le savoir.
Et je fais force de rames
Entre ces nuits coutumières,
Puis je m’arrête et regarde.
Comme je me vois de loin !
Je ne suis qu’un frêle point
Qui bat vite et qui respire
Sur l’eau profonde entourante.
La nuit me tâte le corps
Et me dit de bonne prise.
Mais laquelle des deux nuits,
Du dehors ou du dedans ?
L’ombre est une et circulante,
Le ciel, le sang ne font qu’un.
Depuis longtemps disparu,
Je discerne mon sillage
À grande peine étoilé.
(Jules Supervielle)
Recueil: La Fable du monde suivi de Oublieuse mémoire
Editions: Gallimard
De mon vivant, j’arpentais les rues de la capitale,
Dans ma mort, me voilà confondu au sein des plaines.
À l’aube, mes pas vifs résonnaient dans le grand hall du palais
À l’ombre, je loge désormais auprès des sources jaunes.
Un soleil blanc se dépose dans le Golfe de Yu
Son char d’or à l’arrêt, ses coursiers au repos.
Le dieu, dans sa gloire céleste,
Ne pourrait-il restaurer mon unité perdue ?
Corps et visage lentement décomposés,
Dents et cheveux dispersés au loin.
Voilà le chemin des hommes et toute chose ;
Qui saurait en rompre la trame de bronze ?
(Miu Xi)
(186-245)
Recueil: Nuages immobiles Les plus beaux poèmes des seize dynasties chinoises
Traduction: Alexis Lavis
Editions: l’Archipel
Ton souvenir est comme un livre bien-aimé,
Qu’on lit sans cesse, et qui jamais n’est refermé,
Un livre où l’on vit mieux sa vie, et qui vous hante
D’un rêve nostalgique, où l’âme se tourmente.
Je voudrais, convoitant l’impossible en mes voeux,
Enfermer dans un vers l’odeur de tes cheveux,
Ciseler avec l’art patient des orfèvres
Une phrase infléchie au contour de tes lèvres ;
Emprisonner ce trouble et ces ondes d’émoi
Qu’en tombant de ton âme, un mot propage en moi :
Dire quelle mer chante en vagues d’élégie
Au golfe de tes seins où je me réfugie ;
Dire, oh surtout ! tes yeux doux et tièdes parfois
Comme une après-midi d’automne dans les bois ;
De l’heure la plus chère enchâsser la relique,
Et, sur le piano, tel soir mélancolique,
Ressusciter l’écho presque religieux
D’un ancien baiser attardé sur tes yeux.
(Albert Samain)
Recueil: 35 siècles de poésie amoureuse
Traduction:
Editions: Saint-Germain-des-Prés Le Cherche-Midi
Un golfe de silence l’un de l’autre nous sépare.
Je me tiens sur une rive, toi sur l’autre.
Je ne peux te voir ni t’entendre, mais je sais que tu es là.
Souvent je t’appelle par ton nom d’enfance
Et m’imagine que l’écho de mon cri est ta voix.
Quel pont pourrait joindre les rives de ce golfe?
Ni la parole ni le toucher.
Autrefois je pensais que nous le comblerions de nos larmes ;
A présent je veux le briser par notre rire.
***
The gulf
A gulf of silence separates us from each other.
I stand at one side of the gulf, you at the other.
I cannot see you or hear you, yet know that you are there.
Often I call you by your childish name
And pretend that the echo to my crying is your voice.
How can we bridge the gulf? Never by speech or touch.
Once I thought we might fill it quite up with tears.
Now I want to shatter it with our laughter.
Donne-moi tes doutes que je les redresse
Comme des clous tordus,
Donne-moi tes incertitudes, toi qui vas
Sur ce que tu crois être une fausse route.
J’ai assez erré, assez cogné à des portes pour savoir
Qu’il n’y a pas d’autre sagesse,
Depuis l’infini jusqu’au point zéro,
Que d’être à la besogne, entiché de fini.
Versez vos griefs dans ma solitude,
Aussi large qu’un golfe,
Dans mon chantier où l’on répare
Les vaisseaux qui firent naufrage.
Je suis le vieil ami
De ceux qui sont grands dans leurs actions
Et pas dans leurs paroles;
Moi je peux mourir parmi les fourmis
Et que l’on m’oublie.
Dans l’immense nuit du monde; pourtant,
J’ai élevé, aux côtés des autres,
Le jour sous le soleil, la nuit dans les ténèbres,
Efforts douloureux, rêve chimérique
Payé de pleurs dans des bols de terre —
Des foyers pour durer, de hautes pyramides,
Avec la foi qu’un jour
Le ciel partout s’éclairera.