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La main est le berger de l’ombre.
L’ombre des mots. L’ombre de rien.
Elle rassemble.
Une île entre le visible et l’invisible.
C’est par là qu’elle touche les morts,
qu’elle les caresse et leur parle;
ils posent leur front glacé entre nos doigts :
c’est la mémoire des outils, des courbatures,
des gestes vers la terre.
Et l’on se surprend à tracer dans l’air
des arabesques de semailles,
à abattre des arbres de verre,
à détourner des rivières muettes.
La main sait tout.
Le mouvement du pain.
Les poutres sur l’épaule.
Conduire les troupeaux.
Cueillir, toucher, ouvrir.
Quand trop de lumière aveugle,
la main couvre, incline et l’espace se referme.
Est-ce la pierre
qui a façonné la paume,
la rivière, l’arbre ?
Est-ce le ciel,
la montagne ou la crevasse ?
La main a les odeurs du monde en son ventre,
elle ruisselle,
elle pleure de toutes ses eaux,
et les pluies gémissent entre ses doigts.
Elle est une jeune fille
sortie de l’eau du corps,
du bleu liquide de la nuit,
elle embrasse le soleil
au plus haut de ses lèvres,
et son rire gicle sur le dos des bêtes.
Elle est l’autre côté,
elle connaît le début, la fin, et pire.
Écrire pour elle,
c’est coucher tout cela
sur la poitrine très large du livre,
se rassasier des bonnes odeurs
que fait la langue dans ses veines.
La main hurle debout, quitte le sol,
ses nœuds et ses griffes s’enchevêtrent,
on entend encore son souffle
dans le plus petit mot.
Son halètement, ses peurs.
La main est le fruit d’un soupir,
un geste de l’âme vers le corps
pour marquer une entente.
Un rire sur le dos du monde qui se gratte.
Une fête de première fois.
Elle est cette vieille idée sur le visage de Dieu
pour raconter à l’homme
comment lui-même s’est ouvert en deux.
La main nous console de tout ce sang séparé,
elle s’accouple sans cesse
et sa robe rouge couche dans ses coutures
la grâce violente des retrouvailles.
Elle est la très vieille mémoire du quatre pattes,
la terre sous le sexe, le ciel sur le dos,
ce qui sans cesse nous bouscule entre le chien et le dieu.
Elle étrangle, elle arrache
et dresse tous ses muscles
à bâtir le corps qui n’est plus le corps.
La main sèche les larmes
quand sont venus les étourneaux de nos douleurs
et qu’ils nous crèvent les yeux jusqu’à les picorer.
La main ferme les plaies comme des fleurs.
Ce serait si beau d’être porté ainsi par elle,
page à page, dans la mémoire rude,
raviver les feux, les aciers,
retrouver les mains du père
et du grand-père dans les siennes,
les agiter comme des tisonniers devant l’adversaire,
ou simplement les ouvrir à celui qui passe.
La main qui tient l’outil est la plus belle.
Nous ne savons rien d’elle.
Elle est morte avec les hommes de terre,
enfouie en notre corps, comme une vierge noire,
ensevelie sous les livres, les images,
les gestes abstraits de notre savoir.
Par exemple la main du père, avec ses monticules de corne,
ses verrues, ses cicatrices de rabot.
Et comment elle ruisselle du bout des doigts vers le dedans,
par des veines, des rides,
le même mouvement que la sève dans l’aubier.
La main massive, charnue,
avec pour chaque outil un creux, une bosse.
Une paume à tuer les lapins,
d’un coup sec du tranchant derrière l’oreille.
Des ongles épais comme les voûtes des cathédrales :
c’est tout l’être qui semble tenir là
comme en la jointure des phalanges faites pour craquer.
Ces mains-là vont disparaître
et nous ne saurons plus qui nous sommes.
Elles vont blanchir, s’amincir comme des mains de fille,
des saumons à glisser entre les touches d’un clavier.
Que nous disent-elles d’un savoir à bras le corps,
d’un combat entre l’espace et le geste,
que nous disent-elles de ces hommes,
nos pères, aux âmes si bien trempées ?
La main qui écrit est-elle aussi pure,
aussi claire que la main du geste vers la terre ?
A-t-elle retrouvé en son sang les cris,
les mots rentrés, les rythmes du corps
dans la lumière ?
(Dominique Sampiero)
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