Si avec un humain,
dans le premier temps de la rencontre, vous vous égarez
dans le labyrinthe carrelé de blanc d’une convention,
vous le perdrez à jamais.
Si l’attaque – le coup de l’ange – est réussie,
vous le garderez toujours en vous.
Quels sont ces propos de tueur et de tué ?
Les glaives ne sont point assez aiguisés ni les flots assez puissants
pour éteindre le feu de notre âme. La mort et la douleur
sont pures conventions d’un plus noble théâtre.
Tel un héros pourchassé par son destin
tombe comme un pilier arraché du monde immense,
ébranlant le coeur des hommes, et que rempli d’effroi
l’auditoire se tait ou pleure, vaincu par le chagrin,
tandis que derrière la scène l’acteur soupire
de soulagement, ôte son masque
et parle aux amis qui l’attendent, ou des coulisses
observe l’accalmie de la scène finale –
de même l’esprit indemne des tués
s’éloignant de nos yeux, ne cesse pas de vivre.
(Sri Aurobindo)
Recueil: Poésie
Traduction: Français Cristof Alward-Pitoëff
Editions: Sri Aurobindo Ashram Trust
La félicité divine n’atteint pas si tôt sa plénitude en nous,
tout ne finit pas pour nous en une vie ;
il n’est pas de terme à notre esprit
ni à la joie qu’il recherche.
Nos âmes et le ciel sont d’égale stature
et de naissance immémoriale ;
impérissable semence, moule infini de la Nature,
ils ne furent point façonnés sur terre,
ni à la terre ne lèguent-ils leurs cendres,
mais en eux-mêmes ils perdurent.
Un avenir sans fin affleure sous tes paupières,
enfant d’un passé sans fin.
De vieux souvenirs nous reviennent, de vieux rêves nous submergent,
êtres disparus que nous avons connus,
fictions et portraits ; cadres insaisissables –
ils se détachent, austères et solitaires.
Tous nos espoirs, tous nos rêves, trésors du souvenir,
sont prévisions mal déchiffrées,
mais de quelle vie, de quel lieu? Seul peut le dire
qui mesura les cieux illimités.
Le Temps est une convention tenace ; avenir et présent
vivaient dans le passé ;
ils sont une même image que nos volontés complaisantes
en trois plans ont projetée.
Le passé oublié est en nous immortel,
nos naissances et la fin proche
déjà accomplies. Vers une cime, à bout de souffle,
parfois nos âmes s’élèvent,
d’où notre pensée revient fortifiée ; car en surgit
l’immense océan du Temps
dont la houle infinie s’étend devant nos yeux,
et ses sublimes symphonies ;
et parfois, levant ce voile du mental
l’esprit regarde et voit
les âges disparus dont héritent nos vies
et les siècles à venir :
il voit des royaumes labourés par les vagues refouler l’océan –
là où surgi des troubles profondeurs
se dresse maintenant Himâlaya, il voit la marche formidable
des flots mesurer la moitié du monde ;
ou bien derrière nous, la trame se dénoue
et sur ses fils nous contemplons –
courses anciennes des étoiles, lieux jadis parcourus
dans un temps dont le souvenir s’est effacé.
(Sri Aurobindo)
Recueil: Poésie
Traduction: Français Cristof Alward-Pitoëff
Editions: Sri Aurobindo Ashram Trust
Le but de l’instruction est la fin de l’instruction, c’est-à-dire l’invention.
L’invention est le seul acte intellectuel vrai, la seule action d’intelligence.
Le reste ?
Copie, tricherie, reproduction, paresse, convention, bataille, sommeil.
Seule éveille la découverte.
L’invention seule prouve qu’on pense vraiment la chose qu’on pense,
quelle que soit la chose.
Je pense donc j’invente, j’invente donc je pense :
seule preuve qu’un savant travaille ou qu’un écrivain écrit.
(Michel Serres)
Recueil: Le Tiers-Instruit
Traduction:
Editions: Gallimard
Que de barrières entre les êtres
et même entre ceux qui s’aiment !
Lorsqu’on a fini de détruire ces conventions
qui se dressent autour de nous,
il reste encore tout ce qui surgit de soi
avant même qu’on ait eu le temps de le surprendre.
Tout ce qui naît d’un geste maladroit ou d’un oubli
et qui porte en soi ce poison qui déforme.
Si l’on n’est pas en éveil,
tout nous sépare et nous enferme chacun dans sa propre cage.
Tout poème est-il un grain de sable
dans les rouages de la grande machine
à reproduire le réel tel qu’il est,
telle qu’elle l’imprime dans la langue
et l’image de convention.
Il l’est dans son abstention même,
son refus qu’on lui reproche tant,
de prendre part au jeu :
mais c’est un jeu de dupes.
On lui reproche d’être absent de l’actuel,
du visible et du tangible du moment,
quand il ne s’absente en réalité
que du récit qu’on en fait.