« Puis à l’heure par Dieu choisie
Je partirai pour les grands Cieux
Adieu la terre, adieu la vie
Où l’on ne peut pas être heureux »
Marguerite ORRIT
(1962, juste avant sa mort)
TOUSSAINT POUR TOI MAMAN
A mon père A mon frère A ma tante
Toussaint… et j’omettais de t’envoyer des fleurs
M’en voudras-tu, maman, toi jadis toujours prête
A t’enfuir comme moi vers l’azur des poètes ?
Je pense qu’aujourd’hui l’amertume des pleurs
Qui brouillent mon regard et baignent mon visage
Et cette main qui tremble au long de cette page
Te prouveront assez, qu’après bientôt dix ans,
Je garde au fond du coeur, tranchant comme une lame,
Aussi dense, aussi dur, le souvenir du drame
De cette nuit hagarde où pendant si longtemps
J’ai dû, pâle et glacée, accourir vers ces lieux
Où tu n’étais plus qu’ombre en la clarté funèbre
Des cierges vacillant au milieu des ténèbres,
Toi dont je n’avais pu fermer les pauvres yeux.
Depuis, sourde à la voix d’un cyprès d’où retombent
Des écailles tissant un linceul clairsemé,
Tu dors : un cyclamen, quelques glaïeuls, des tombes…
Et sur ce clou profond mon coeur s’est refermé.
Pourtant je ne crois pas qu’un mur longtemps résiste
Même si c’est la Mort, aux assauts de l’Amour
Et j’entrevois en songe un collier d’améthyste
Où tu luiras pour moi, plus pure encore, un jour.
Mais avant, que d’écueils, mais avant, que de larmes
Sur ma route d’exil je devrai rencontrer.
Dis, toutes ces douleurs, dis, toutes ces alarmes,
Si l’amour jusqu’à toi les force à pénétrer,
A travers ce linceul dont nous t’avions drapée
Ne les ressens-tu pas encor comme une épée ?
Et n’as-tu pas encor, graves et triomphants,
Des mots mélodieux pour bercer ton enfant ?
Quand mon corps se révolte à l’acmé de sa fièvre,
N’est-ce pas toi qui clos d’un doigt tendre mes lèvres ?
Ce bleu vers le zénith, dis, n’est-ce pas ta main
Dans l’arc-en-ciel mouvant, qui montre le chemin ?
Et pour que n’erre plus mon âme solitaire,
N’as-tu pas fait reluire un nouveau sanctuaire ?
Toi qui me chérissais si maladroitement,
Prête à donner ta vie afin que je renaisse,
Toi qui voyais le monde à travers un tourment,
Qui m’irritais parfois à force de tendresse,
A force de vouloir, éperdument, mourir,
De trop scruter le ciel sans regarder à terre,
De trop heurter du pied, à chaque pas, des pierres,
Toi que dans mon oubli je n’ai pas su fleurir
De ces roses, miroir de ton âme rêveuse
Où tes yeux auraient vu passer ma main pieuse,
En ce jour de Toussaint où croulent tant de fleurs,
Où tant de marbre luit sous tant de chrysanthèmes,
De mes doigts sans bouquet recueille ce poème
Où chaque rose perle et tremble comme un pleur.
(Odette Romeu)
Recueil: Sur les rives du Jourdain
Editions: émergences
Quitte du bout du pied ta charnelle présence…
Déjà tremble sur toi le plaisir de la danse.
Délie tes bras légers comme de faibles branches.
Perds au feu des clartés tes pas, ces roses blanches.
Tu sembles née du jeu de ton heureux délire.
Une herbe sous le vent, la terre qui respire.
Tu parais t’enrouler mille fois sur toi-même.
Tu t’inventes, renais et te perds et te sèmes.
Le monde autour de toi croule en murailles d’or.
Tu reviens doucement au bord de ton haleine
Et tu refais, serré, le bouquet de ton corps…
Là-haut sur la montagne
L’était un vieux chalet
Murs blancs toit de bardeaux
Devant la porte un vieux bouleau
Là-haut sur la montagne
L’était un vieux chalet
Là-haut sur la montagne
Croula le vieux chalet
La neige et les rochers
S’étaient unis pour l’arracher
Là-haut sur la montagne
Croula le vieux chalet
Là-haut sur la montagne
Quand Jean vint au chalet
Pleura de tout son coeur
Sur les débris de son bonheur
Là-haut sur la montagne
Quand Jean vint au chalet
Là-haut sur la montagne
L’est un nouveau chalet
Car Jean d’un coeur vaillant
L’a rebâti plus beau qu’avant
Là-haut sur la montagne
L’est un nouveau chalet.
(Joseph Bovet)
Recueil: Les plus belles chansons du temps passé
Traduction:
Editions: Hachette
Les îles de Chausey partent à la dérive.
Je m’accroche avec force à la rive perfide
Qui risque de crouler sous des coups de boutoir
Tandis que le soleil, disque volumineux,
Se morfond, solitaire, au bord de l’horizon.
La côte se prélasse en robe d’Emeraude
Où tu veilles, bergère et « fée des grèves » vastes(1),
Sur ton troupeau de blancs moutons des prés-salés
Qui paît à ras des flots, aux abords de Cherrueix,
L’herbe d’iode et de sel poussant dans les polders.
Je pirate parfois dans les ombres naissantes
Avec les loups de mer sur leurs vaisseaux fantômes.
Dans le bief du Vivier, je vois, après la pêche,
Quelques barques venir s’embosser dans la vase.
Il existe des mers que je n’ai jamais vues,
Pour croire qu’elles sont plus belles que la mienne.
Le phare de Cancale a grignoté la nuit ;
Ce gros œil de cyclope, ouvert au bout du cap,
Se braque sur la grève où j’échoue mon esquif.
La vague roule et roule un galet, le polit,
L’arrondit avec soin : il épouse la forme
De ma main qui l’emporte et garde dans sa chair
Le souvenir puissant d’une forte marée
D’équinoxe qu’on vit galoper dans la baie.
Il trône sur le bord de notre cheminée,
Près d’une goélette à trois-mâts qui navigue
Dans une bouteille, œuvre d’un vieux terre-neuvas.
(1) Titre que porte une jolie jeune fille élue au cours d’une
kermesse. Sorte de » Miss locale »
Dans Bai-di, les nuages franchissent les portiques
Sous Bai-di, la pluie tombe à faire crouler le ciel
Haut fleuve, gorge étroite : éclair et tonnerre se combattent
Arbres verts, sombres lianes : soleil et lune s’éclipsent
Chevaux de guerre plus inquiets que chevaux de paix
Sur mille foyers, il n’en reste qu’une centaine
Dépouillée jusqu’aux os, une femme crie sa peine
Dans quel village perdu, sur la plaine d’automne?
(Du Fu)
Recueil: L’Ecriture poétique chinoise
Traduction: François Cheng
Editions: du Seuil
Quand nos os eurent touché terre,
Croulant à travers nos visages,
Mon amour, rien ne fut fini.
Un amour frais vint dans un cri
Nous ranimer et nous reprendre.
Et si la chaleur s’était tue,
La chose qui continuait,
Opposée à la vie mourante,
A l’infini s’élaborait.
Ce que nous avions vu flotter
Bord à bord avec la douleur
Était là comme dans un nid,
Et ses deux yeux nous unissaient
Dans un naissant consentement.
La mort n’avait pas grandi
Malgré des laines ruisselantes,
Et le bonheur pas commencé
A l’écoute de nos présences;
L’herbe était nue et piétinée.
Ce feu de mélodie que Tu as allumé dans mon coeur,
Ce feu a tout embrasé, partout.
Les flammes dansent tout en battant la mesure,
De branche en branche, sur des arbres croulants :
Qui appellent-elles dans le ciel
Les mains exaltées ?
Ébahies, les étoiles dévisagent le noir,
Affolé, un vent surgit d’on ne sait où,
Immaculé, au plus profond de la nuit
S’épanouit ce lotus d’or :
Personne ne peut sonder le sortilège de cette flamme.
Un temple ambré, le ciel bleu, des cariatides.
Des bois mystérieux ; un peu plus loin, la mer…
Une cariatide eut un regard amer
Et dit : « C’est ennuyeux de vivre en ces temps vides. »
La seconde tourna ses grands yeux froids, avides,
Vers Lui, le bien-aimé, l’homme vivant et fier
Qui, venu de Paris, peignait d’un pinceau clair
Ces pierres, et ce ciel, et ces lointains limpides.
Puis la troisième et la quatrième : « Comment
Retirer nos cheveux de cet entablement ?
Allons ! nous avons trop longtemps gardé nos poses ! »
Et toutes, par les prés et les sentiers fleuris,
Elles coururent vers des amants, vers Paris ;
Et le temple croula parmi les lauriers roses.