La vie ne s’est aperçue de rien.
La vie a fait comme si de rien n’était.
La vie s’est déroulée.
Sans accrocs ?
Elle ne savait plus.
C’était sa vie.
Une vie normale.
Une famille.
Qu’est-ce que c’était,
une famille ?
Un travail.
Des amis.
Et ce hurlement sombre et continu.
Que personne d’autre
ne semblait entendre.
Et elle, elle avait une insupportable envie
qu’ils l’entendent.
Qu’ils l’entendent tous.
Elle voulait leur faire entrer
dans les oreilles.
Dans le ventre.
Elle les haïssait
de ne rien entendre.
(Brigitte Baumié)
Recueil: paysages intermittents
Editions: La Boucherie littéraire
Toutes mes ratures et toutes mes impostures
Mes excès de folie qui abîment mes nuits
Vos regards sur moi, vous qui me jugez vite
Vous qui ne me connaissez pas
Même si, vous dites que oui
Où êtes-vous quand je pleure toutes les nuits?
Quand je crie en silence, quand je tombe dans le vide
Que mon frigo est vide, faites-vous mine de rien voir
Avez-vous peur du noir?
Ne me jugez pas
C’est trop facile quand on n’sait pas
C’est trop facile quand on n’vois pas
Ne me jugez pas, ah ah ah
Ne me jugez pas
C’est trop facile quand on n’sait pas
C’est trop facile quand on n’vois pas
Ne me jugez pas, ah
Mes éclats de rire, mes blagues continues
Vous animent, vous font vivre, ce que vous êtes tordus
Mettez-vous à ma place, un moment
Et voyez ce que j’endure souvent
Je n’veux plus faire semblant d’être heureuse devant vous
Que ça vous plaise ou non, ben tant pis, je m’en fous
Vous m’aimerez comme je suis ou peut-être pas du tout
Je m’en fous
Ne me jugez pas
C’est trop facile quand on n’sait pas
C’est trop facile quand on n’vois pas
Ne me jugez pas, aah
Ne me jugez pas, aah
C’est trop facile quand on n’sait pas
C’est trop facile, quand on n’vois pas
Ne me jugez pas, aah
Ne me jugez pas
C’est trop facile quand on n’voit pas
C’est trop facile, quand on n’voit rien
Ne me jugez pas
Je viens depuis dedans, je viens
depuis que les choses sont.
Je porte mon enfance
dans ma poche :
amulettes,
billes,
anneaux,
un morceau de ficelle
pour attacher ma toupie
un cerf-volant dans la main.
Ma tête de chiffon surgit
en continu et se renouvelle.
Ma tête de chiffon en feu
me suit,
me poursuit
par-derrière les arbres.
Elle me guette depuis les vitres
peintes dans les collines;
dans les maïs,
avec les chevaux somnambules.
Le soir, je rencontre ma tête
dans le fond obscur des citernes.
Je suis moi, se mirant dans l’eau
la première tristesse au visage.
Je suis moi, la nuit douce et terrible
Sous les paupières.
Ce que je suis, étais,
depuis bien longtemps.
Je viens de dedans, je viens
depuis que les choses sont.
***
CONJUGANDO EL VERBO SER
Lo que soy, era,
desde hace mucho,
Vengo desde adentro, vengo
desde que las cosas son.
Traígo mi infancia
en mi bolsillo ;
amuletos,
globos,
anillos,
un pedazo de pita
para amarrar mi trompo,
un corneta de papel en la mano.
Mi cabeza de trapo surge
continuamente y se renueva.
Mi cabeza de trapo ardiendo me sigue,
me persigue
por detrás de los árboles.
Me aguaita desde los vidrios
pintado en las colinas ;
en los maizales,
junto a caballos sonámbulos.
Al anochecer encuentro mi cabeza
en el fondo oscuro de las cisternas.
Ese soy yo, mirándose en el agua,
con la primera tristeza en el restro.
Ese soy yo, con la dulce y terrible
noche bajo los párpados.
Lo que soy, era,
desde hace mucho.
Vendo desde adentro, vengo
desde que las cosas son.
Recueil: La peau du temps
Traduction: Anne-Marie Vindras
Editions: des Crépuscules
Il est des ruelles
qui vont à petits pas avec
des herbes clandestines entre les pavés
des fenêtres basses qui assument
leur captivité tranquille
une fatigue lente
faite d’effilochures et parfois
la lumière balbutiée de quelques roses
Le soir y accueille
des silhouettes hâtives
et la maison sans cesse
veille dans la maison
sous le sifflement continu des choses
tu émanes
tu irradies
comme un meneur de lune
ton monde n’a pas changé
mais il vibre autrement
cadencé par le silence et l’amour
ouvrant d’autres traces
d’autres gisements
un saisissement en continu
qui se diffuse à travers tes os
la folle folie d’aimer
à perte de coeur
Des vents erratiques
S’emparaient de l’univers
L’intempérie régna
L’indéchiffrable détonation
Fut notre prologue
Tout fut
Débâcle et dispersion
Turbulences et gaspillage
Avant que le rythme
Ne prenne possession
De l’espace
Suivirent de vastes accords
D’indéfectibles liaisons
Des notes s’arrimèrent
Au tissu du rien
Des courroies invisibles
Liaient astres et planètes
Du fond des eaux
Surgissaient
Les remous de la vie
Dans la pavane
Des univers
Se prenant pour le noyau
La Vie
Se rythma
Se nuança
De leitmotiv
En parade
De reprise
En plain-chant
La Vie devint ritournelle
Fugue Impromptu
Refrain
Se fit dissonance
Mélodie Brisure
Se fit battement
Cadence Mesure
Et se mira
Dans le destin
Impie et sacrilège
L’oiseau s’affranchissait
Des liens de la terre
Libre d’allégeance
Il s’éleva
Au-dessus des créatures
Assujetties aux sols
Et à leurs tyrannies
S’unissant
Aux jeux fondateurs
Des nuages et du vent
L’oiseau s’allia à l’espace
S’accoupla à l’étendue
S’emboîta dans la distance
Se relia à l’immensité
Se noua à l’infini
Tandis que lié au temps
Et aux choses
Enfanté sur un sol
Aux racines multiples
L’homme naquit tributaire
D’un passé indélébile
Le lieu prit possession
De sa chair
De son souffle
Les stigmates de l’histoire
Tatouèrent sa mémoire
Et sa peau
Venu on ne sait d’où
Traversant les millénaires
L’homme se trouva captif
Des vestiges d’un monde
Aux masques étranges
Et menaçants
Il s’en arrachait parfois
Grâce aux sons et aux mots
Aux gestes et à l’image
À leurs pistes éloquentes
À leur sens continu
Pour mieux tenir debout
L’homme inventa la fable
Se vêtit de légendes
Peupla le ciel d’idoles
Multiplia ses panthéons
Cumula ses utopies
Se voulant éternel
Il fixa son oreille
Sur la coquille du monde
À l’écoute
D’une voix souterraine
Qui l’escorte le guide
Et l’agrandit
Alors
De nuits en nuits
Et d’aubes en aubes
Tantôt le jour s’éclaire
Tantôt le jour moisit
Faiseur d’images
Le souffle veille
De pesanteur
Le corps fléchit
Toute vie
Amorça
Le mystère
Tout mystère
Se voila
De ténèbres
Toute ténèbre
Se chargea
D’espérance
Toute espérance
Fut soumise
À la Vie
L’esprit cheminait
Sans se tarir
Le corps s’incarnait
Pour mûrir
L’esprit se libérait
Sans périr
Le corps se décharnait
Pour mourir
Parfois l’existence ravivait
L’aiguillon du désir
Ou bien l’enfouissait
Au creux des eaux stagnantes
Parfois elle rameutait
L’essor
D’autres fois elle piétinait
L’élan
Souvent l’existence patrouillait
Sur les chemins du vide
Ou bien se rachetait
Par l’embrasement du coeur
Face au rude
Mais salutaire
Affrontement
De la mort unanime
L’homme sacra
Son séjour éphémère
Pour y planter
Le blé d’avenir.
C’est beau d’avoir élu
Domicile vivant
Et de loger le temps
Dans un coeur continu,
Et d’avoir vu ses mains
Se poser sur le monde
Comme sur une pomme
Dans un petit jardin,
D’avoir aimé la terre,
La lune et le soleil,
Comme des familiers
Qui n’ont pas leurs pareils,
Et d’avoir confié
Le monde à sa mémoire
Comme un clair cavalier
A sa monture noire,
D’avoir donné visage
A ces mots : femme, enfants,
Et servi de rivage
A d’errants continents,
Et d’avoir atteint l’âme
A petit coups de rame
Pour ne l’effaroucher
D’une brusque approchée.
C’est beau d’avoir connu
L’ombre sous le feuillage
Et d’avoir senti l’âge
Ramper sur le corps nu,
Accompagné la peine
Du sang noir dans nos veines
Et doré son silence
De l’étoile Patience,
Et d’avoir tous ces mots
Qui bougent dans la tête,
De choisir les moins beaux
Pour leur faire un peu fête,
D’avoir senti la vie
Hâtive et mal aimée,
De l’avoir enfermée
Dans cette poésie.
Une eau glacée qui coule On l’entend sans la voir
(La pensée de l’été qui chantonne sous l’herbe)
Les toutes petites abeilles noires leur bourdon continu
(Le rêve que le soleil fait à bouche fermée)
À onze heures en août le monde est transparent
Il sera brûlant après la méridienne
Une très modeste éternité baigne de clarté vive
l’eau qui court les abeilles le soleil triomphant
Une éphémère éternité qui nous habite toi et moi
Elle fondra dans le jour comme le sucre dans l’eau
comme le temps dans le temps
(Claude Roy)
Recueil: Claude Roy un poète
Traduction:
Editions: Gallimard Jeunesse