Attendu pour dîner dans un mauvais ménage
Et respirant déjà l’adultère douceur,
Je m’étais rencogné pour vertical voyage
Dans le mince cachot d’un grinçant ascenseur.
Passé le sept centième et le millième étage,
S’élevait, s’élevait le bachot sans passeur;
Et je luttais debout dans le droit sarcophage,
Me pinçant pour sortir du cauchemar farceur.
« Il croit encor qu’il rêve et bien en vain s’étire,
Dit alors une Voix, précédant un grand rire
Qui fit sonner d’échos la plus haute des tours.
« Le pauvre ne sait point que c’est son purgatoire,
Et que pour son rachat, dans la Colonne Noire,
Il doit ainsi monter toujours, toujours, toujours.
(André Berry)
Recueil: Poèmes involontaires suivi du Petit Ecclésiaste
Traduction:
Editions: René Julliard
I
Nés de l’ombre d’un souffle
Nous cheminons dans l’abandon
Et sommes perdus dans le temps éternel,
Telles des victimes ignorant à quoi elles sont vouées.
Tels des mendiants, nous n’avons rien en propre,
Nous les fous devant la porte close.
Comme des aveugles nous tendons l’oreille au silence
Où notre murmure s’est perdu.
Nous sommes les voyageurs sans but,
Les nuages que le vent disperse,
Les fleurs, tremblant dans le froid de la mort,
Qui attendent d’être fauchées.
II
Quand le dernier tourment s’accomplira sur moi,
Je ne résisterai pas, ô sombres forces hostiles.
Vous êtes la route vers le grand silence,
Sur laquelle nous nous enfonçons dans la nuit la plus froide.
Votre souffle me fait brûler d’une flamme claire,
Patience! L’étoile s’éteint, les rêves glissent
Dans ces étendues qui ne nous donnent pas leur nom
Et que nous ne pouvons sans rêve qu’aborder.
III
Nuit obscure, ô coeur obscur,
Qui réfléchira vos profondeurs sacrées
Et les ultimes gouffres de votre malignité?
Le masque se fige devant notre douleur —
Devant notre douleur, devant notre joie
Le rire de pierre du masque vide,
Contre quoi se brisèrent les choses terrestres
Et nous-mêmes n’avons pas conscience.
Et devant nous se tient un ennemi inconnu
Qui raille ce pour quoi nous luttons en mourant,
Au point que nos chants sonnent plus tristes
Et que demeure obscur ce qui pleure en nous.
(Georg Trakl)
Recueil: Oeuvres complètes
Traduction: de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider
Editions: Gallimard
La douleur a fondu sur ma chair. La douleur
A passé renversant mon cerveau d’un coup d’aile.
Et je me suis battu seul à seule avec elle
Toute la nuit, sans voir, comme avec un voleur.
Et me voilà gisant mais je ne suis pas mort
Prends garde à toi, douleur, à peine est-ce une trêve
Prends garde à toi, douleur, déjà je me relève
Prends garde à toi, demain, je serai le plus fort.
La douleur m’a jeté garrotté dans sa forge
Elle m’a retourné les deux yeux à l’envers
Pour m’empêcher d’y voir elle a tordu mes nerfs
Pour m’étrangler comme des cordes à ma gorge.
Prends garde à toi ! Je t’empoignerai par les ailes,
Je te les casserai comme un bout de bois sec
Et les petits enfants s’amuseront avec
Je te les briserai ces deux poignets rebelles
Et partout où j’irai tu iras me suivant
Aussi loin qu’à mon gré je voudrai t’y contraindre
et les maisons la nuit t’écouteront te plaindre
Comme un aigle blessé qui lutte avec le vent.
Je brûlerai tes yeux pour éclairer mon livre
Je marcherai sur toi comme sur un chemin
Ton sang j’en ferai boire à tout le genre humain.
Je le lui servirai jusqu’à ce qu’il soit ivre.
Pour m’élever au ciel j’ouvrirai pas à pas
Dans ta chair les degrés d’une échelle vivante,
Je te commanderai, tu seras ma servante
Et quand je te crierai : « Chante ! » tu chanteras. »
(Marie Noël)
Recueil: Quelqu’un plus tard se souviendra de nous
Editions: Gallimard
J’aurais pu dire :
Vieillir, c’est désolant, c’est insupportable,
C’est douloureux, c’est horrible,
C’est déprimant, c’est mortel.
Mais j’ai préféré « chiant »
Parce que c’est un adjectif vigoureux
Qui ne fait pas triste.
Vieillir, c’est chiant parce qu’on ne sait pas quand ça a commencé
et l’on sait encore moins quand ça finira.
Non, ce n’est pas vrai qu’on vieillit dès notre naissance.
On a été longtemps si frais, si jeune, si appétissant.
On était bien dans sa peau.
On se sentait conquérant.
Invulnérable.
La vie devant soi.
Même à cinquante ans, c’était encore très bien…. Même à soixante.
Si, si, je vous assure,
j’étais encore plein de muscles, de projets, de désirs, de flamme.
Je le suis toujours, mais voilà,
entre-temps j’ai vu le regard des jeunes…..
Des hommes et des femmes dans la force de l’âge
qui ne me considéraient plus comme un des leurs,
même apparenté, même à la marge.
J’ai lu dans leurs yeux
qu’ils n’auraient plus jamais d’indulgence à mon égard.
Qu’ils seraient polis, déférents, louangeurs, mais impitoyables.
Sans m’en rendre compte,
j’étais entré dans l’apartheid de l’âge.
Le plus terrible est venu des dédicaces des écrivains, surtout des débutants.
« Avec respect »,
« En hommage respectueux »,
« Avec mes sentiments très respectueux ».
Les salauds !
Ils croyaient probablement me faire plaisir
en décapuchonnant leur stylo plein de respect ?
Les cons !
Et du ‘cher Monsieur Pivot’ long et solennel
comme une citation à l’ordre des Arts et Lettres
qui vous fiche dix ans de plus !
Un jour, dans le métro, c’était la première fois,
une jeune fille s’est levée pour me donner sa place…
J’ai failli la gifler.
Puis la priant de se rasseoir,
je lui ai demandé si je faisais vraiment vieux,
si je lui étais apparu fatigué. !!!… ?
– « Non, non, pas du tout,
a-t-elle répondu, embarrassée. J’ai pensé que”.
– Moi aussitôt : « Vous pensiez que ? »
– « Je pensais, je ne sais pas, je ne sais plus,
que ça vous ferait plaisir de vous asseoir. »
– « Parce que j’ai les cheveux blancs ? »
– « Non, c’est pas ça, je vous ai vu debout
et comme vous êtes plus âgé que moi, ça a été un réflexe, je me suis levée. »
– « Je parais beaucoup… beaucoup plus âgé que vous ? »
– « Non, oui, enfin un peu, mais ce n’est pas une question d’âge. »
– « Une question de quoi, alors ? »
– « Je ne sais pas,
une question de politesse, enfin je crois. »
J’ai arrêté de la taquiner,
je l’ai remerciée de son geste généreux
et l’ai accompagnée à la station où elle descendait pour lui offrir un verre.
Lutter contre le vieillissement
c’est, dans la mesure du possible,
ne renoncer à rien.
Ni au travail, ni aux voyages,
ni aux spectacles, ni aux livres,
ni à la gourmandise, ni à l’amour, ni au rêve.
Rêver, c’est se souvenir,
tant qu’à faire, des heures exquises.
C’est penser aux jolis rendez-vous qui nous attendent.
C’est laisser son esprit vagabonder
entre le désir et l’utopie.
La musique est un puissant excitant du rêve.
La musique est une drogue douce.
J’aimerais mourir, rêveur, dans un fauteuil
en écoutant soit l’Adagio du Concerto n° 23 en La majeur de Mozart,
soit, du même, l’Andante de son Concerto n° 21 en Ut majeur,
musiques au bout desquelles se révéleront à mes yeux pas même étonnés
les paysages sublimes de l’au-delà.
Mais Mozart et moi ne sommes pas pressés.
Nous allons prendre notre temps.
Avec l’âge le temps passe, soit trop vite, soit trop lentement.
Nous ignorons à combien se monte encore notre capital.
En années ? En mois ? En jours ?
Non, il ne faut pas considérer le temps qui nous reste comme un capital.
Mais comme un usufruit dont, tant que nous en sommes capables,
il faut jouir sans modération.
Je n’aime que les livres dont les pages sont imbibées de ciel bleu
– de ce bleu qui a fait l’épreuve de la mort.
Si mes phrases sourient c’est parce qu’elles sortent du noir.
J’ai passé ma vie à lutter contre la persuasive mélancolie.
Mon sourire me coûte une fortune.
Le bleu du ciel, c’est comme si une pièce d’or
tombait de votre poche et qu’en l’écrivant je vous la rendais.
Ce bleu en majesté dirait la fin définitive du désespoir
et ferait monter les larmes aux yeux.
Vous comprenez ?
Avec ou sans machines par force ou par douceur
ils imposent les codes les us, les mots,
les normes les cadences, les chiffres.
On dirait que très loin dans un château secret
un groupe a décidé, prévu depuis toujours et compté, pesé, divisé.
La règle s’ajoute à la règle
les libertés sont mesurées rognées, coupées.
Les vrais maîtres, qui sont-ils donc?
Ces ils ne sont jamais des nous et chacun de nous,
seul contre eux ne sait affronter ces fantômes.
Si pourtant je trouvais d’autres je pour lutter?
(Georges Sédir)
Recueil: La révolte des poètes
Traduction:
Editions: Livre de poche Jeunesse
Guêtres de cuir noir aux jambes fines
de ce garçon
ragoût amer
que laissèrent brûler, ô femme, vos mains blanches
et qu’il mange
avec une fourchette d’étain
au milieu des lueurs éternelles
et l’on voit remuer ses longs cils
l’on voit ses boutons blancs
lutter contre la nuit
puis l’on entend sa toux songeuse
qui se mêle aux abois
de grands chiens aux poils violacés
leurs gueules vers les étoiles.
C’est alors que dragon du convoi
il se lève et va vers les autres
assis sur les puits
et seul il entonne la romance qui monte
et fait sous le large ciel vert
trembler les rats dans leur royaume.