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Poésie

Posts Tagged ‘stupéfait’

L’ÉPOUVANTE (Marie Noël)

Posted by arbrealettres sur 22 janvier 2024



Illustration: Edouard Vuillard    
    
L’ÉPOUVANTE

Bon appétit, cher vieux et chère vieille !
Nous voici tous les trois rompant le même pain,
À table, assis en paix. Chers vieux, avez-vous faim ?
Qu’est-ce que notre vie hier, ce soir, demain ?
Une chose longue et toujours pareille.

Nos jours sur nos jours dorment sans bouger.
Nos yeux n’attendent rien en regardant la porte.
La servante va, vient, apporte un plat, l’emporte,
C’est tout… Quel froid aigu me perce de la sorte ?
Emportez tout ! Je ne peux plus manger.

Un soir, ainsi, la table sera mise
À la même lueur des mêmes chandeliers,
L’horloge hachera l’heure à coups réguliers,
Et moi, seule, entre tous nos objets familiers,
J’aurai le coeur plein de brusque surprise.

Je chercherai longtemps autour de moi,
À ma gauche, toi, père, et toi, mère, à ma droite ;
J’écouterai respirer la maison étroite,
Stupéfaite, perdue et l’âme maladroite
Se heurtant partout sans savoir pourquoi.

J’essayerai d’y voir, de tout reconnaître,
Les carreaux effrités et la tenture à fleurs,
Cherchant dans les dessins du marbre, ses couleurs,
Noue passé comme une trace de voleurs,
Tel un chien qui suit l’odeur de son maître.

Et chaque profil du temps ancien,
Je le retrouverai, les yeux béants, stupide,
Considérant, le coeur trahi par chaque guide,
Tous les objets présents et la demeure vide…
— Mère, laissez-moi, je ne veux plus rien.

Mère, toi, mère à ma droite attablée,
Tu sortiras dehors par cette porte un jour.
Les gens endimanchés t’attendront dans la cour.
Passant au milieu d’eux, tout droit et sans retour,
Tu conduiras ta dernière assemblée.

Ô père, un soir, comme ces étrangers
Qu’on chasse dans la nuit, un soir de sombre alerte,
T’arrachant de ton lit, chose d’un drap couverte,
On te jettera hors de ta maison ouverte…
C’est vrai… c’est sûr… Et pourtant vous mangez.

Vous irez errants parmi des ténèbres,
— Je ne sais pas quelles ténèbres, — dans un trou,
— Je ne sais pas lequel… — Je ne saurai pas où
Vous rejoindre et vaguant çà et là comme un fou,
Je me perdrai sur des routes funèbres.

Et vous mangez ! Tranquilles, vous portez
La gaîté des fruits mûrs à votre lèvre blême !
Laissez-moi vous toucher, je vous ai, je vous aime…
(Pardon, je suis parfois maladroite à l’extrême
Et sans le vouloir je vous ai heurtés).

Êtes-vous là ? Je vous vois et j’en doute.
Je vous touche, chers vieux, êtes-vous encor là ?
Cette table, ce pain, ces vases, tout cela,
N’est-ce qu’un songe, une forme qui s’envola ?
Une vapeur déjà dissoute ?

Ah ! sauvons-nous vite, n’emportons rien.
D’un seul pas devançant l’heure qui nous menace,
Sans regarder derrière nous, tant qu’en l’espace
Nos pieds épouvantés trouveront de la place,
Cachons-nous bien, vite, cachons-nous bien !

Que n’est-il un lieu sûr, secret des hommes,
De quoi tenir tous trois dans un pli de la nuit,
Fût-ce un cachot, où conserver le temps qui fuit !
Hélas ! le ciel nous voit, la terre nous poursuit
Partout, la mort est partout où nous sommes.

Petite minute obscure du jour,
Ni bonne, ni mauvaise, incolore, sans gloire,
Minute, vague odeur de manger et de boire,
Tintement de vaisselle et bruit vil de mâchoire,
Minute sans ciel, sans fleur, sans amour ;

Instant mort-né dont le néant accouche ;
Place informe du temps où tous trois nous voici
Arrivés, les yeux pleins d’horizon rétréci,
Mâchant un peu de viande et de pain, sans souci
Que de parfois nous essuyer la bouche ;

Petite minute, ah ! si tu pouvais,
Toujours la même en ton ennui paralysée.
Durer encor, durer toujours, jamais usée,
Et prolonger sans fin, sans fin éternisée,
Notre geste étroit de manger en paix !

(Marie Noël)

 

Recueil: Les Chansons et les Heures / Le Rosaire des joies
Traduction:
Editions: Gallimard

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Ne passez pas vos jours à vous passer de vie (Claude Roy)

Posted by arbrealettres sur 21 septembre 2023




    
Ne passez pas vos jours à vous passer de vie
Ne passez pas l’amour à vous passer de temps
Ne passez pas le temps à attendre la nuit
ni les neiges d’antan

Car votre mort en vous se moque de vos pièges
et se glisse au serré du plus tendre baiser
remonte à la surface
et plus vive que liège plus souple que l’osier

s’empare de ce cœur qui se croyait léger l’alourdit
le surprend le presse et le défait
et fait de ce vivant de vivre soulagé
un mort très stupéfait.

(Claude Roy)

Recueil: Poésies
Editions: Gallimard

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Le poème achevé (Du Fu)

Posted by arbrealettres sur 20 avril 2020



 
    
Le poème achevé,
dieux et démons
en sont stupéfaits.

***

诗成泣鬼神

(Du Fu)

 

Recueil: L’Ecriture poétique chinoise
Traduction: François Cheng
Editions: du Seuil

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Petites leçons d’érotisme (Giaconda Belli)

Posted by arbrealettres sur 9 septembre 2018



 

Illustration: François Joxe
    
Petites leçons d’érotisme

1
Parcourir un corps dans son extension de voile
C’est s’ouvrir sur le monde
Traverser sans boussole la rose des vents
Îles golfes péninsules digues battues par des vagues furieuses
Pour être plaisante, ce n’est point tâche facile
Ne pense pas y parvenir en un jour ou une nuit de draps en bataille
Il est des secrets dans les pores pour combler tant de lunes

2
Le corps est une carte astrale en langage chiffré
Découvres-tu un astre, peut-être te faudra-t-il alors
Changer de cap lorsque nuée ouragan ou hurlement profond
Te feront tressaillir
Conque de la main que tu ne soupçonnais pas

3
Parcours plusieurs fois telle étendue
Découvre le lac aux nénuphars
Caresse de ton ancre le centre du lys
Plonge suffoque distends-toi
Ne te refuse point l’odeur le sel le sucre
Les vents profonds cumulus rhumbs des poumons
Brume dans le cerveau
Tremblement des jambes
Raz-de-marée assoupi des baisers

4
Attends pied dans l’humus sans peur de la fatigue sans hâte
Ne prétends pas atteindre le terme
Retarde l’entrée au paradis
Place ton ange retombé ébouriffe sa dense chevelure
De l’épée de feu usurpée
Croque la pomme

5
Sens
Ressens
Échange des regards salive imprègne-toi
Tourne et retourne imprime des sanglots peau qui s’éclipse
Pied découverte à l’extrémité de la jambe
Suis cherche secret du pas forme du talon
Courbure de la démarche baies croquant une allure cambrée
Savoure…

6
Écoute conque de l’oreille
Comme gémit l’humidité
Lobe qui s’approche de la lèvre rumeur de la respiration
Pores qui se dressent formant de minuscules montagnes
Sensation frémissante de peau insurgée au toucher
Pont suave nuque descends à la houle poitrine
Marée du coeur susurre à ton oreille
Découvre la grotte de l’eau

7
Franchis la terre de feu la bonne espérance
Navigue fou là où se rejoignent les océans
Traverse les algues arme-toi de coraux hulule gémis
Émerge avec le rameau d’olivier pleure fouissant des tendresses
occultes
Dé‚nude des regards stupéfaits
Éveille le sextant depuis le haut des cils
Hausse les sourcils dilate les narines

8
Aspire soupire
Meurs un peu
Doucement lentement meurs
Agonise contre la pupille accrois la jouissance
Plie le mât gonfle les voiles
Navigue cingle vers Vénus
Étoile du matin
— la mer comme un vaste cristal étamé —
endors-toi naufragé‚.

(Giaconda Belli)

 

Recueil: L’Ardeur ABC poétique du vivre plus
Traduction:
Editions: Bruno Doucey

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Il y a bien longtemps que te connaît la terre (Pablo Neruda)

Posted by arbrealettres sur 5 juillet 2018



Il y a bien longtemps que te connaît la terre :
comme le pain, comme le bois, tu es compacte,
tu es corps, tu es grappe assurée de substance,
tu as poids d’acacia et de légume d’or.

Tu existes, c’est sûr, puisque tes yeux d’essor
éclairent le réel comme fenêtre ouverte,
puisque aussi tu es faite et cuite dans la boue
à Chillan, dans un four de brique stupéfaite.

Les êtres s’épandant comme l’air, l’eau, le froid,
sont vagues, effacés par le contact du temps,
avant que de mourir ils semblent broyés fin.

Nous deux nous tomberons comme pierre au tombeau.
Ainsi par notre amour qui ne fut consumé
avec nous deux vivra, vivra toujours la terre.

***

Desde hace mucho tiempo la tierra te conoce
eres compacta como el pan ola madera,
eres cuerpo, racimo de segura substancia,
tienes peso de acacia, de legumbre dorada.

Sé que existes no sólo porque tus ojos vuelan
y dan luz a las cosas como ventana abierta,
sino porque de barro te hicieron y cocieron
en Chillán, en un horno de adobe estupefacto.

Los seres se derraman como aire o agua o frío
y vagos son, se borran al contacto del tiempo,
corno si antes de muertos fueran desmenuzados.

Tú caerás conmigo como piedra en la tumba
y así por nuestro amor que no fue consumido
continuará viviendo con nosotros la tierra.

(Pablo Neruda)

 

 

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Le chemin vers le bonheur (Edith Södergran)

Posted by arbrealettres sur 27 Mai 2018




Le chemin vers le bonheur

C’est incompréhensible,
comment le merveilleux arrive-
il n’est pas de voie vers le bonheur,
pas un heureux ne se souvient du sentier
qui mène à la porte dérobée.

Ah ! chasser l’oiseau du bonheur
est aller sans chemins
et prendre sans mains.
Etre roi au pays du bonheur
est rester stupéfait, idiot.

Nous attendons du jour merveille,
le jour se fane froid et pâle.
Demande encore, cerveau fatigué,
ton rêve est-il, étoile de ton bonheur,
lumière et trahison ?

(Edith Södergran)

Illustration: Jean-Pierre Augier

 

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Ils doivent croire que je suis en acier (Juan-José Canton y Canton)

Posted by arbrealettres sur 17 Mai 2018



Ils doivent croire que je suis en acier
résistant au coup et à l’affrontement,
sans peur, disant toujours ce que je ressens,
ce qui me pousse, ce que je vis, ce que je ne veux pas.

Ils doivent croire que je ne meurs jamais,
que j’ignore le vide, que je ne trahis
jamais mes rêves, la pensée sincère
de l’homme qui en moi demeure.

Qu’ils sachent que je suis en chair et en os,
que moi, aussi je recèle de la lumière et de l’ombre
et que je ne m’en suis pas toujours sorti intact.

Qu’ils sachent que ma voix ne nomme pas toujours
la douleur que dans mon coeur je soupèse,
et que parfois ce qui stupéfait rend muet.

(Juan-José Canton y Canton)


Illustration: Pascal Renoux

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Petit garçon (Alexandre Romanès)

Posted by arbrealettres sur 9 Mai 2018



La première fois
qu’on m’a appelé monsieur,
j’ai été stupéfait.
Avec le temps je m’y suis habitué
mais moi je me vois toujours
comme un petit garçon de dix ans.

(Alexandre Romanès)

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Ne passez pas le temps à mentir à la mort (Claude Roy)

Posted by arbrealettres sur 7 février 2018



 

Antoine Wiertz   Deux-jeunes-filles-La-Belle-Rosine-1847-Antoine-Wiertz

Ne passez pas le temps à mentir à la mort
c’est un jeu décevant
Ne passez pas vos jours à vous passer de vie
Ne passez pas l’amour à vous passer de temps
Ne passez pas le temps à attendre la nuit
ni les neiges d’antan
Car votre mort en vous se moque de vos pièges
et se glisse au serré du plus tendre baiser
remonte à la surface et plus vive que liège
plus souple que l’osier
s’empare de ce coeur qui se croyait léger
l’alourdit le surprend le presse et le défait
et fait de ce vivant de vivre soulagé
un mort très stupéfait.

(Claude Roy)

Illustration: Antoine Wiertz 

 

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LE POSEUR DE QUESTIONS (Claude Roy)

Posted by arbrealettres sur 7 février 2018



 

Arnold Böcklin La Guerre

LE POSEUR DE QUESTIONS

Très loin, dans le dedans de mon écorce chaude,
dans le noir embrouillé des veines et du sang,
le poseur de questions tourne en rond, tourne et rôde
il veut savoir pourquoi tous ces gens ces passants ?

Le mort que je serai s’étonne d’être en vie,
du chat sur ses genoux qui ronronne pour rien,
du grand ciel sans raison, du gros vent malappris
qui bouscule l’ormeau et se calme pour rien.

Un cheval roux pourquoi ? Pourquoi un sapin vert ?
Et pourquoi ce monsieur qui fait une addition,
qui compte : un soleil, deux chiens, trois piverts,
qui compte sur ses doigts pleins de suppositions ?

Il compte sur ses doigts, mais perd dans ses calculs
sa raison de compter, sa raison de rêver,
sa raison d’être là, tout pesant de scrupules,
et d’être homme vivant sans qu’on l’ait invité.

Ainsi que le soleil ou sa flamme caresse
et blesse ou bien guérit le nageur incertain
ainsi de notre mort qui ralentit ou presse
le pas de nos destins

Il ne faut pas tromper les cavaliers du sort
et leurs chevaux légers comme l’écume au vent
Ne passez pas le temps à mentir à la mort
c’est un jeu décevant

Ne passez pas vos jours à vous passer de vie
Ne passez pas l’amour à vous passer de temps
Ne passez pas le temps à attendre la nuit
ni les neiges d’antan

Car votre mort en vous se moque de vos pièges
et se glisse au serré du plus tendre baiser
remonte à la surface et plus vive que liège
plus souple que l’osier

s’empare de ce coeur qui se croyait léger
l’alourdit le surprend le presse et le défait
et fait de ce vivant de vivre soulagé
un mort très stupéfait.

(Claude Roy)

Illustration: Arnold Böcklin

 

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