Cette fille travaillait bien à l’école
et excellait aussi dans ses activités personnelles
Sortie du lycée elle a réussi sans peine
au concours d’entrée à l’université mais où est-elle maintenant?
Fait-elle bouillir la soupe aux pommes de terre?
Après l’avoir préparée pendant trois heures avec l’os
s’exposant à la vapeur chaude devant la cuisinière à gaz
sera-t-elle heureuse le soir de regarder son mari
avaler de bon appétit cette soupe pendant quinze minutes?
Après avoir terminé la vaisselle aide-t-elle ses enfants à faire leurs devoirs?
Ou bien erre-t-elle encore dans la rue froide
à la recherche d’une embauche dans une société?
Dans un gymnase où l’on élit les candidats d’un parti politique
vêtue d’un hanbok les décore-t-elle de rubans?
Leur offre-t-elle des bouquets de fleurs?
Embauchée par bonheur, assise dans un coin d’un grand bureau
elle répondra aimablement au téléphone et servira quelquefois le thé
Est-elle devenue femme d’un médecin, femme d’un professeur ou bien infirmière?
Peut-être apprend-elle à chanter dans un centre culturel d’où elle part à la hâte avant que son mari rentre le soir
Où ont-elles disparu ces si nombreuses lycéennes?
Dans cette forêt de hauts buildings, ne devenant ni députées ni ministres ni médecins
ni professeures ni femmes d’affaires ni cadres d’une Société
rejetées de-ci de-là comme un gland tombé dans le repas du chien
errent-elles encore sans pouvoir se faire valoir?
Sans pouvoir prendre part au monde grand et large
sont-elles confinées dans la cuisine et la chambre?
Où ont-elles disparu ces si nombreuses lycéennes?
(Moon Chung-hee)
Recueil: Celle qui mangeait le riz froid
Recueil: L’insurrection poétique Manifeste pour vivre ici
Editions: Bruno Doucey
Bon appétit, cher vieux et chère vieille !
Nous voici tous les trois rompant le même pain,
À table, assis en paix. Chers vieux, avez-vous faim ?
Qu’est-ce que notre vie hier, ce soir, demain ?
Une chose longue et toujours pareille.
Nos jours sur nos jours dorment sans bouger.
Nos yeux n’attendent rien en regardant la porte.
La servante va, vient, apporte un plat, l’emporte,
C’est tout… Quel froid aigu me perce de la sorte ?
Emportez tout ! Je ne peux plus manger.
Un soir, ainsi, la table sera mise
À la même lueur des mêmes chandeliers,
L’horloge hachera l’heure à coups réguliers,
Et moi, seule, entre tous nos objets familiers,
J’aurai le coeur plein de brusque surprise.
Je chercherai longtemps autour de moi,
À ma gauche, toi, père, et toi, mère, à ma droite ;
J’écouterai respirer la maison étroite,
Stupéfaite, perdue et l’âme maladroite
Se heurtant partout sans savoir pourquoi.
J’essayerai d’y voir, de tout reconnaître,
Les carreaux effrités et la tenture à fleurs,
Cherchant dans les dessins du marbre, ses couleurs,
Noue passé comme une trace de voleurs,
Tel un chien qui suit l’odeur de son maître.
Et chaque profil du temps ancien,
Je le retrouverai, les yeux béants, stupide,
Considérant, le coeur trahi par chaque guide,
Tous les objets présents et la demeure vide…
— Mère, laissez-moi, je ne veux plus rien.
Mère, toi, mère à ma droite attablée,
Tu sortiras dehors par cette porte un jour.
Les gens endimanchés t’attendront dans la cour.
Passant au milieu d’eux, tout droit et sans retour,
Tu conduiras ta dernière assemblée.
Ô père, un soir, comme ces étrangers
Qu’on chasse dans la nuit, un soir de sombre alerte,
T’arrachant de ton lit, chose d’un drap couverte,
On te jettera hors de ta maison ouverte…
C’est vrai… c’est sûr… Et pourtant vous mangez.
Vous irez errants parmi des ténèbres,
— Je ne sais pas quelles ténèbres, — dans un trou,
— Je ne sais pas lequel… — Je ne saurai pas où
Vous rejoindre et vaguant çà et là comme un fou,
Je me perdrai sur des routes funèbres.
Et vous mangez ! Tranquilles, vous portez
La gaîté des fruits mûrs à votre lèvre blême !
Laissez-moi vous toucher, je vous ai, je vous aime…
(Pardon, je suis parfois maladroite à l’extrême
Et sans le vouloir je vous ai heurtés).
Êtes-vous là ? Je vous vois et j’en doute.
Je vous touche, chers vieux, êtes-vous encor là ?
Cette table, ce pain, ces vases, tout cela,
N’est-ce qu’un songe, une forme qui s’envola ?
Une vapeur déjà dissoute ?
Ah ! sauvons-nous vite, n’emportons rien.
D’un seul pas devançant l’heure qui nous menace,
Sans regarder derrière nous, tant qu’en l’espace
Nos pieds épouvantés trouveront de la place,
Cachons-nous bien, vite, cachons-nous bien !
Que n’est-il un lieu sûr, secret des hommes,
De quoi tenir tous trois dans un pli de la nuit,
Fût-ce un cachot, où conserver le temps qui fuit !
Hélas ! le ciel nous voit, la terre nous poursuit
Partout, la mort est partout où nous sommes.
Petite minute obscure du jour,
Ni bonne, ni mauvaise, incolore, sans gloire,
Minute, vague odeur de manger et de boire,
Tintement de vaisselle et bruit vil de mâchoire,
Minute sans ciel, sans fleur, sans amour ;
Instant mort-né dont le néant accouche ;
Place informe du temps où tous trois nous voici
Arrivés, les yeux pleins d’horizon rétréci,
Mâchant un peu de viande et de pain, sans souci
Que de parfois nous essuyer la bouche ;
Petite minute, ah ! si tu pouvais,
Toujours la même en ton ennui paralysée.
Durer encor, durer toujours, jamais usée,
Et prolonger sans fin, sans fin éternisée,
Notre geste étroit de manger en paix !
(Marie Noël)
Recueil: Les Chansons et les Heures / Le Rosaire des joies
Traduction:
Editions: Gallimard
Pour toute la beauté
jamais ne me perdrai,
sinon pour un je ne sais quoi
qui s’obtient d’aventure.
1.
Saveur d’un bien qui est fini
à rien ne peut arriver d’autre
que de fatiguer l’appétit
et de ravager le palais ;
et ainsi pour toute douceur
moi jamais je ne me perdrai,
sinon pour un je ne sais quoi
qui se trouve d’aventure.
2.
Le coeur généreux jamais
n’a cure de s’arrêter
là où l’on peut passer
sinon dans le plus difficile ;
rien ne lui cause satiété,
et sa foi monte tellement
qu’il goûte d’un je ne sais quoi
qui se trouve d’aventure.
3.
Celui qui d’amour est dolent,
par le divin Être touché,
a le goût si transformé
qu’il défaille à tous les goûts ;
comme celui qui a la fièvre,
le manger qu’il voit le dégoûte ;
il désire un je ne sais quoi
qui se trouve d’aventure.
4.
Ne soyez de cela surpris
que le goût demeure tel,
parce que la cause du mal
est étrangère à tout le reste ;
et ainsi toute créature
se voit devenue étrangère,
et goûte d’un je ne sais quoi
qui se trouve d’aventure.
5.
Car la volonté étant
touchée par la Divinité,
elle ne peut être payée
sinon par la Divinité ;
mais sa beauté étant telle
que par foi seule elle se voit,
la goûte en un je ne sais quoi
qui se trouve d’aventure.
6.
Or d’un tel amoureux,
dites-moi si aurez douleur
qu’il n’y ait pareille saveur
parmi tout le créé ;
seul, sans forme ni figure,
sans trouver appui ni pied,
goûtant là un je ne sais quoi
qui se trouve d’aventure.
7.
Ne pensez pas que l’intérieur,
qui est de bien autre valeur,
trouve jouissance et allégresse
en ce qui donne ici saveur ;
mais par delà toute beauté,
et ce qui est, sera et fut,
là il goûte un je ne sais quoi
qui se trouve d’aventure
8.
Plus emploie son souci
qui veut s’avantager,
en ce qui est à gagner
qu’en ce qu’il a déjà gagné ;
ainsi, pour plus grande hauteur,
moi toujours je m’inclinerai
surtout à un je ne sais quoi
qui se trouve d’aventure.
9.
Pour cela qui par le sens
peut ici se comprendre,
et tout ce qui peut s’entendre,
fût-il très élevé,
ni pour grâce ni beauté
jamais je ne me perdrai,
sinon pour un je ne sais quoi
qui se trouve d’aventure.
***
Por toda la hermosura
Glosa a lo divino
Por toda la hermosura
nunca yo me perderé,
sino por un no sé qué
que se alcanza por ventura.
1.
Sabor de bien que es finito,
lo más que puede llegar
es cansar el apetito
y estragar el paladar ;
y así, por toda dulzura
nunca yo me perderé,
sino por un no sé qué,
que se halla por ventura.
2.
El corazón generoso
nunca cura de parar
donde se puede pasar,
sino en más dificultoso ;
nada le causa hartura,
y sube tanto su fe,
que gusta de un no sé qué
que se halla por ventura.
3.
El que de amor adolece,
de el divino ser tocado,
tiene el gusto tan trocado
que a los gustos desfallece ;
como el que con calentura
fastidia el manjar que ve,
y apetece un no sé qué
que se halla por ventura.
4.
No os maravilléis de aquesto,
que el gusto se quede tal,
porque es la causa del mal
ajena de todo el resto ;
y así, toda criatura
enajenada se ve,
y gusta de un no sé qué
que se halla por ventura.
5.
Que, estando la voluntad
de Divinidad tocada,
no puede quedar pagada
sino con Divinidad ;
mas, por ser tal su hermosura
que sólo se ve por fe,
gústala en un no sé qué
que se halla por ventura.
6.
Pues, de tal enamorado,
decidme si habréis dolor,
pues que no tiene sabor
entre todo lo criado ;
solo, sin forma y figura,
sin hallar arrimo y pie,
gustando allá un no sé qué
que se halla por ventura.
7.
No penséis que el interior,
que es de mucha mas valía,
halla gozo y alegría
en lo que acá da sabor ;
mas sobre toda hermosura,
y lo que es y será y fue,
gusta de allá un no sé qué
que se halla por ventura.
8.
Más emplea su cuidado
y así, para más altura,
quien se quiere aventajar
en lo que está por ganar
que en lo que tiene ganado ;
yo siempre me inclinaré
sobre todo a un no sé qué
que se halla por ventura.
9.
Por lo que por el sentido
puede acá comprehenderse
y todo lo que entenderse,
aunque sea muy subido
ni por gracia y hermosura
yo nunca me perderé,
sino por un no sé qué
que se halla por ventura.
(Saint Jean de la Croix)
Recueil: Jean de la Croix L’oeuvre poétique
Traduction: de l’espagnol par Bernard Sesé
Editions: Arfuyen
Peut-être qu’il n’est pas suffisant,
de manger, de boire,
de danser, et de voyager,
et de faire attention aux bouteilles
au rôti, aux danseuses brochées,
et aux reflets de la mer ―
ni de combiner, de s’efforcer de de multiplier
ces fruits terrestres.
Peut-être est-ce œuvre vaine et dont
Jamais je ne serai satisfait.
Je n’en retirerai que de nouvelles corbeilles
qu’une abondance de récolte,
et l’appétit alors me manquera
et je n’aurai que la satisfaction de
les jeter aux autres en faisant quant
à moi le dégouté ―
Peut-être faut-il tourner le dos à la vie
et contempler les révélations,
les révélations anciennes qui renaissent
dans mon cœur ―
(Alain Rascle)
Recueil: Le livre d’or de la poésie française contemporaine
Editions: Marabout
Chacun peut s’acheter
de la nourriture, mais pas l’appétit,
des médicaments, mais pas la santé,
des lits moelleux, mais pas le sommeil,
des connaissances, mais pas l’intelligence,
un statut social, mais pas la bonté,
des choses qui brillent, mais pas le bien-être,
des amusements, mais pas la joie,
des camarades, mais pas l’amitié,
des serviteurs, mais pas la loyauté,
des cheveux gris, mais pas l’honneur,
des jours tranquilles, mais pas la paix.
L’écorce de toute chose peut
s’obtenir avec de l’argent.
Mais le coeur, lui,
n’est pas à vendre.
(Anne Garborg)
Recueil: Poésies du Monde
Traduction:
Editions: Seghers
Je vous souhaite la peur délicieuse d’un orage
tout seul dans votre chambre d’enfant
le sourire triste d’un bonbon de miel
au cours d’une convalescence tiède,
un baiser, sur le front, dans le noir.
Je vous souhaite l’émerveillement d’un caillou
choisi sur une plage entre cent millions d’autres.
Je voudrais tant que vous partagiez l’événement d’une ultime coccinelle
perdue sur la page d’un livre à la rentrée des classes,
le bouleversement d’une goutte de rosée qui hésite à l’extrémité d’une branche
ou la fragilité du ronronnement d’un chat dans la pupille de la nuit.
Écoutez la cotte de maille du peuplier dans le vent !
Écoutez l’audace d’une odeur de mimosa en plein coeur de l’hiver !
Je vous souhaite la curiosité,
l’appétit d’infimes et de minuscules rencontres
l’éclair d’une cicindèle ou d’un martin-pêcheur…
le plaisir d’une giboulée sur la peau nue
les grains de douceur sur la rivière
qui confesse tous les dessous du ciel
de ses dentelles d’écume sur les galets.
Je vous souhaite, le panier rempli de chanterelles,
l’odeur de chien mouillé, du vêtement qui sèche
près d’une flamme de feu de bois
et l’amitié de ce vieil habit qui ne craint rien.
Le chèvrefeuille, le chardonneret, l’ancolie, la morille…
Ah ! comme je vous souhaite de bâtir votre enfance
dans un puzzle de nuages blancs
la nuque sur un coussin de mousse.
L’ombre s’enfonce, serre le noeud de mes tourments.
Chagrins et tourments à cause de qui ?
Je pense à notre séparation,
Chacun en vie, mais à chaque bout du ciel,
Sans espoir d’heureuse réunion.
Mon coeur est déchiré, lacéré, blessé.
Ce n’est pas la nourriture qui me manque,
Mais l’appétit tant la peine m’accable.
Assise immobile, sans rien faire,
Je pense à l’éclat radieux de ton visage.
(Xu Gan)
Recueil: Cent poèmes d’amour de la Chine ancienne
Traduction: André Lévy
Editions: Philippe Picquier
Je chante !
Je chante soir et matin,
Je chante sur mon chemin
Je chante, je vais de ferme en château
Je chante pour du pain je chante pour de l’eau
Je couche
Sur l’herbe tendre des bois
Les mouches
Ne me piquent pas
Je suis heureux, j’ai tout et j’ai rien
Je chante sur mon chemin
Je suis heureux et libre enfin.
Les elfes
Divinités de la nuit,
Les elfes
Couchent dans mon lit.
La lune se faufile à pas de loup
Dans le bois, pour danser, pour danser avec nous.
Je sonne
Chez la comtesse à midi :
Personne,
Elle est partie,
Elle n’a laissé qu’un peu d’riz pour moi
Me dit un laquais chinois
Je chante
Mais la faim qui m’affaiblit
Tourmente
Mon appétit.
Je tombe soudain au creux d’un sentier,
Je défaille en chantant et je meurs à moitié
« Gendarmes,
Qui passez sur le chemin
Gendarmes,
Je tends la main.
Pitié, j’ai faim, je voudrais manger,
Je suis léger… léger… »
Au poste,
D’autres moustaches m’ont dit,
Au poste,
« Ah ! mon ami,
C’est vous le chanteur vagabond ?
On va vous enfermer… oui, votre compte est bon. »
Ficelle,
Tu m’as sauvé de la vie,
Ficelle,
Sois donc bénie
Car, grâce à toi j’ai rendu l’esprit,
Je me suis pendu cette nuit… et depuis…
Je chante !
Je chante soir et matin,
Je chante
Sur les chemins,
Je hante les fermes et les châteaux,
Un fantôme qui chante, on trouve ça rigolo
Je couche,
Parmi les fleurs des talus,
Les mouches
Ne me piquent plus
Je suis heureux, ça va, j’ai plus faim,
Heureux, et libre enfin !